La thématique de la langue politique pendant la Révolution française. Du statut

La thématique de la langue politique pendant la Révolution française. Du statut propre de l’abstraction à l’inscription désignante du conflit. Sieyès, Marat, Robespierre et quelques autres. N.B. Ce texte constitue une étape intermédiaire dans notre réflexion relative à la mise à jour de notre première synthèse (1989) sur la langue politique et la Révolution française publiée en 2005, et présente sur Academia. La forte présence de Sieyès correspond au temps fort de mes recherches sur l’apport de sa pensée, tant en travers ses manuscrits que ses textes imprimés. Ainsi mon attention se porte présentement sur le processus d'abstraction de la langue politique qui permet, à partir de l'expérience humaine, de formuler un savoir politico-linguistique lui-même ouvert à l'expérimentation de nouvelles trajectoires empiriques sur une période intégrant à la dynamique de la Révolution française la période proto-politique des années 1780 et le temps post-politique du Directoire. Avec Sieyès au centre, il s’agit d’abord d’y inscrire à son fondement une « métaphysique du langage » qu’il formule avant la Révolution de 1789 dans ses écrits manuscrits de jeunesse, puis systématisée après 1795, c’est-à-dire sous le Directoire, autour du concept de « monde lingual » et des possibles qu’il ouvre. Puis il convient d’y situer des manières d’être et d’agir par l’usage d’une gamme diversifiée de désignants socio-politiques (Jacques Guilhaumou). Introduction Dans le premier bilan (1989a) de nos travaux sur les langages de la Révolution française, nous avons mis l’accent sur la manière dont des agents politiques connus, mais aussi des porte-parole moins connus, ont construit, d’un événement à l’autre, un trajet qui nous mène de l’inscription de la nouvelle langue politique à l’horizon du droit naturel déclaré en 1789 à la formulation en 1792, par les jacobins, de « la langue du peuple ». C’est ainsi que nous avons amplifié, de concert avec l’équipe « 18ème-Révolution française » (1985-) du laboratoire de lexicologie politique de l’ENS Fontenay/Saint-Cloud, le vaste chantier de l’histoire des pratiques langagières sous la Révolution française. Il est désormais possible d’en envisager une synthèse (Guilhaumou, 1998). Actuellement, nous nous efforçons de donner une profondeur de champ à notre approche de la langue politique, tant en amont, avec la prise en compte du moment néo-politique des années 1780, qu’en aval avec un moment directorial où la langue analytique se détache, dans le débat autour des Idéologues, du langage politique des partis. Notre attention se porte donc plus largement sur le processus d'abstraction de la langue politique qui permet, à partir de l'expérience humaine, de formuler un savoir politico-linguistique lui-même ouvert à l'expérimentation de nouvelles trajectoires empiriques. C'est ainsi que nous essayons d'élucider la signification de « la métaphysique du langage » formulée par Sieyès avant la Révolution de 1789 dans ses écrits manuscrits de jeunesse, puis systématisée après 1795, c’est-à-dire sous le Directoire, autour du concept de « monde lingual », grâce à l’apport récent de la transcription et de la publication par nos soins des manuscrits philosophiques de Sieyès (1999b). Nous nous intéressons à Sieyès législateur philosophe dans la mesure où il pose en 1789 l'équivalence entre « langue politique » et « science politique », tout en proposant d'élaborer, en amont et en aval de ce moment- charnière, une « théorie du langage ». Ainsi nous avons voulu élargir notre approche de la formation de la langue politique dans le dernier tiers du XVIIIème siècle à partir du parcours empirique sur la langue d'une des figures majeures de la Révolution française. Cependant nous n’étendons pas présentement notre propos sur la langue politique à la question des signes et des événements linguistiques tout au long du 18ème siècle (Branca 2001, Rosenfeld, 2001, Guilhaumou, 2002c). De même, nous ne revenons pas sur la question, largement explorée et réinterprétée, de l’unification linguistique pendant la Révolution française, par exemple dans une récente étude de David Bell (1995) sur la relation entre langage et nationalité au sein du programme culturel des révolutionnaires. I La « langue abstraite », expression initiale de la langue philosophique, fonde la langue politique à la veille de la Révolution française Dans le Grand cahier métaphysique, manuscrit écrit principalement au cours des années 1770, Sieyès écrit: « Chemin faisant, je me suis proposé de ne rien laisser de ce qui me pourrait me servir à faire une théorie du langage ». Et il ajoute qu' « il faudrait commencer par un traité des lois d'une langue philosophique ». Nous entrons ainsi dans les premiers manuscrits philosophiques de Sieyès par le biais de sa théorie du langage (Guilhaumou, 1996, 2002a), certes inscrite dans le cadre d’une métaphysique du moi et de son activité (Guilhaumou 1997, 2002b). 2 2 Au début du cahier métaphysique, Sieyès constate que « la langue facilite la circulation des idées comme l'argent la circulation des richesses ». Il ajoute: « L'expression des connaissances ainsi que le signe des richesses ne sont reçus que par ceux qui ont déjà les objets représentés », pour conclure: « Voilà pour la langue concrète ». Il précise les limites d'une telle langue concrète dans un autre passage du cahier métaphysique basé à nouveau sur la comparaison entre la langue et l'argent: « L'argent facilite les prises de moyens, et la langue la connaissance des moyens. Cette double circulation gagne à peu près également dans les deux cas. Il faudrait encore que les actes particuliers dont la circulation résulte fussent, pour la durée, proportionnés aux besoins des deux commerçants. Ces besoins sont mieux satisfaits dans la circulation par l'argent que dans celle par la langue. L'argent est donné en échange aussi rapidement que le désir de jouir peut l'exiger. Mais la lenteur du langage n'est pas proportionnée à la rapidité des idées de celui qui donne. ». Si « la langue concrète existe partout », nous le devons à son identification originelle avec la « langue du sentiment ». De fait, « On ne peut trouver dans une langue quelconque que ce que les hommes y ont mis, car elle est bien leur ouvrage. On a dû y mettre de bonne heure tout ce qui tenait au sentiment. Les passions ont besoin de s'exprimer et sont éloquentes partout ». Pour démontrer que « le langage est le plus grand obstacle aux recherches que nous entreprenons », Sieyès se devait donc de reconnaître d'abord que « notre langue avait produit les tableaux les plus unis et les plus énergiques et qu'elle se prêtait avec facilité à exposer dans tous les cas les foisonnements de la haine, de la rage, enfin toutes les passions qu'il plaisait à un habile homme de réveiller en nous ». Ainsi, les « langues actuelles » sont devenus progressivement « un composé d'expressions enfantées par l'analogie et le mélange des langues mères »: elle entrent dans le genre « vulgaire », « usuel ». Leur limite tient à leur rapport immédiat aux besoins fondamentaux des sociétés: « Il n'y a dans la langue vulgaire que ce que les besoins communs de la société ont pu y mettre ». Il est donc clair que le philosophe-spectateur, figure incarnée par Sieyès dans ses premiers manuscrits, ne peut se contenter des « quelques idées vagues et isolées jetées dans la langue », du « petit nombre d'idées analogues à la politique qui se trouvent dans la langue vulgaire », et dont les « gens irréfléchis » croient qu'ils forment le "fonds de la science politique ». La « langue concrète » constitue bien, pour Sieyès, l'obstacle majeur aux recherches du philosophe: « Les langues existantes embarrassent plus la 3 3 marche du métaphysicien qu'elles ne lui servent ». La « langue vulgaire » est « cause de toutes les questions infructueuses et de leurs solutions absurdes », surtout lorsqu'elle sert au raisonnement. En effet, « fils du langage », le raisonnement, par exemple chez les physiocrates, introduit la confusion maximum dans les esprits: « Raisonner n'apprend rien, et suppose tout l'échafaudage des notions abstraites, et ce n'est qu'une affaire de langage ». Considérant que « la langue la plus raisonnable devrait être celle qui se montre le moins, qui laisse pour ainsi dire le coup d'oeil d'un lecteur et lui permet de s'occuper que des choses », Sieyès souhaite d’abord que « nos idées trouvent leurs signes dans la langue française soit dans les mots propres, soit dans les périphrases, et dans ce cas on nous entendra ». Cependant une voie beaucoup plus satisfaisante pour le philosophe peut s'ouvrir à son investigation: elle relève de la solution abstraite. Dans cette perspective, « Nous trouvons le moyen d'amener le lecteur à l'idée que nous voulons produire en lui, alors de concert nous ferons un mot avec lequel personne en conséquent ne sera induit en erreur ». La production de la « langue abstraite » apparaît ici, dès le Cahier métaphysique, indissolublement liée à la description des opérations cognitives du moi. Précisons alors que le but de la « langue abstraite », « expliquer le connu par l'inconnu » ne peut se faire qu’à l'aide d' « une science des quantités », d’une uploads/Politique/ la-thematique-de-la-langue-politique-pen.pdf

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