Texte n°364 « La technologie politique des individus » Michel Foucault, “ La te
Texte n°364 « La technologie politique des individus » Michel Foucault, “ La technologie politique des individus ”, Dits et écrits, T. IV, éditions Gallimard, Paris, 1994, texte de 1982 et paru en 1988 aux USA, pages 813-828. «The Political Technology of Individuals» («La technologie politique des individus»; université du Vermont, octobre 1982; trad. P.-E. Dauzat), in Hutton (P.H.), Gutman (H.) et Martin (L. H.), éd., Technologies of the Self A Seminar with Michel Foucault, Amherst, The University of MassachusettS, 1988, pp. 145-162. Une question apparue à la fin du XVIIIe siècle définit le cadre général de ce que j'appelle les «techniques de soi». Elle est devenue l'un des pôles de la philosophie moderne. Cette question tranche nettement avec les questions philosophiques dites traditionnelles: Qu'est-ce que le monde? Qu'est-ce que l'homme? Qu'en est-il de la vérité? Qu'en est-il de la connaissance? Comment le savoir est-il possible? Et ainsi de suite. La question, à mon sens, qui surgit à la fin du XVIIIe siècle est la suivante: Que sommes-nous en ce temps qui est le nôtre? Vous trouverez cette question formulée dans un texte de Kant. Non qu'il faille laisser de côté les questions précédentes quant à la vérité ou à la connaissance, etc. Elles constituent au contraire un champ d'analyse aussi solide que consistant, auquel je donnerais volontiers l'appellation d'ontologie formelle de la vérité. Mais je crois que l'activité philosophique conçut un nouveau pôle, et que ce pôle se caractérise par la question, permanente et perpétuellement renouvelée: «Que sommes-nous aujourd'hui?» Et tel est, à mon sens, le champ de la réflexion historique sur nous-même. Kant, Fichte, Hegel, Nietzsche, Max Weber, Husserl, Heidegger, l'école de Francfort ont tenté de répondre à cette question. M'inscrivant dans cette tradition, mon propos est donc d'apporter des réponses très partielles et provisoires à cette question à travers l'histoire de la pensée ou, plus précisément, à travers l'analyse historique des rapports entre nos réflexions et nos pratiques dans la société occidentale. Précisons brièvement que, à travers l'étude de la folie et de la psychiatrie, du crime et du châtiment, j'ai tenté de montrer comment nous nous sommes indirectement constitués par l'exclusion de certains autres: criminels, fous, etc. Et mon présent travail traite désormais de la question: comment constituons- nous directement notre identité par certaines techniques éthiques de soi, qui se sont développées depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours? Tel fut l'objet du séminaire. Il est maintenant un autre domaine de questions que je voudrais étudier: la manière dont, à travers quelque technologie politique des individus, nous avons été amenés à nous reconnaître en tant que société, élément d'une entité sociale, partie d'une nation ou d'un État. Je voudrais ici vous donner un aperçu, non pas des techniques de soi, mais de la technologie politique des individus. Certes, je crains que les matériaux dont je traite ne soient un peu trop techniques et historiques pour une conférence publique. Je ne suis point un conférencier, et je sais que ces matériaux conviendraient mieux à un séminaire. Mais, malgré leur technicité peut-être excessive, j'ai deux bonnes raisons de vous les présenter. En premier lieu, il est un peu prétentieux, je crois, d'exposer de manière plus ou moins prophétique ce que les gens doivent penser. Je préfère les laisser tirer leurs propres conclusions ou inférer des idées générales des interrogations que je m'efforce de soulever par l'analyse de matériaux historiques bien précis. Je crois cela plus respectueux de la liberté de chacun, telle est ma démarche. Ma seconde raison de vous présenter des matériaux assez techniques est que je ne vois pas pourquoi le public d'une conférence serait moins intelligent, moins averti ou moins cultivé que celui d'un cours. Attaquons-nous donc maintenant à ce problème de la technologie politique des individus. En 1779 parut le premier volume d'un ouvrage de l'Allemand J .P. Frank sous le titre System einer vollständigen Medicinischen Polizey ; cinq autres tomes devaient suivre. Et lorsque le dernier volume sortit des presses, en 1790, la Révolution française avait déjà commencé *. Pourquoi rapprocher un événement aussi célèbre que la Révolution française et cet obscur ouvrage? La raison en est simple. L'ouvrage de Frank est le premier grand programme systématique de santé publique pour l'État moderne. Il indique avec un luxe de détails ce que doit faire une administration pour garantir le ravitaillement général, un logement décent, la santé publique, sans oublier les institutions médicales nécessaires à la bonne santé de la population, bref, pour protéger la vie des individus. À travers ce livre, nous pouvons voir que le souci de la vie individuelle devient à cette époque un devoir pour l'État. A la même époque, la Révolution française donne le signal des grandes guerres nationales de notre temps, qui mettent en jeu des armées nationales et s'achèvent, ou trouvent leur apogée, dans d'immenses boucheries collectives. On peut observer, je crois, un phénomène semblable au cours de la Seconde Guerre mondiale. On aurait peine à trouver dans toute l'histoire boucherie comparable à celle de la Seconde Guerre mondiale, et c'est précisément à cette période, à cette époque que furent mis en chantier les grands programmes de protection sociale, de santé publique et d'assistance médicale. C'est à cette même époque que fut, sinon conçu, du moins publié le plan Beveridge. On pourrait résumer par un slogan cette coïncidence: Allez donc vous faire massacrer, nous vous promettons une vie longue et agréable. L'assurance-vie va de pair avec un ordre de mort. La coexistence, au sein des structures politiques, d'énormes machines de destruction et d'institutions dévouées à la protection de la vie individuelle est une chose déroutante qui mérite quelque investigation. C'est l'une des antinomies centrales de notre raison politique. Et c'est sur cette antinomie de notre rationalité politique que je voudrais me pencher. Non que les boucheries collectives soient l'effet, le résultat ou la conséquence logique de notre rationalité, ni que l'État ait l'obligation de prendre soin des individus, puisqu'il a le droit de tuer des millions de personnes. Pas plus que je n'entends nier que les boucheries collectives ou la protection sociale aient leurs explications économiques ou leurs motivations affectives. Que l'on me pardonne de revenir au même point: nous sommes des êtres pensants. Autrement dit, que nous tuions ou soyons tués, * Frank (J. P.), System einer vollständigen Medicinischen Polizey, Mannheim, C.F. Schwann, 1780-1790, 4 vol. que nous fassions la guerre ou que nous demandions une aide en tant que chômeurs, que nous votions pour ou contre un gouvernement qui ampute le budget de la Sécurité sociale et accroît les dépenses militaires, nous n'en sommes pas moins des êtres pensants, et nous faisons tout cela au nom, certes, de règles de conduite universelles, mais aussi en vertu d'une rationalité historique bien précise. C'est cette rationalité, ainsi que le jeu de la mort et de la vie dont elle définit le cadre, que je voudrais étudier dans une perspective historique. Ce type de rationalité, qui constitue l'un des traits essentiels de la rationalité politique moderne, s'est développé aux XVIIe et XVIIIe siècles au travers de l'idée générale de «raison d'État» ainsi que d'un ensemble bien spécifique de techniques de gouvernement que l'on appelait à cette époque, en un sens très particulier, la police. Commençons par la «raison d'État». Je rappellerai succinctement un petit nombre de définitions empruntées à des auteurs italiens et allemands. À la fin du XVIe siècle, un juriste italien, Botero, donne cette définition de la raison d'État: «Une connaissance parfaite des moyens à travers lesquels les États se forment, se renforcent, durent et croissent *.» Un autre Italien, Palazzo, écrit au début du XVIIe siècle (Discours du gouvernement et de la véritable raison d'État, 1606) ** : «Une raison d'État est une méthode ou un art nous permettant de découvrir comment faire régner l'ordre ou la paix au sein de la République.» Et Chemnitz, auteur allemand du milieu du XVIIe siècle (De ratione Status, 1647) ***, donne, quant à lui, cette définition: «Certaine considération politique nécessaire pour toutes les affaires publiques, conseils et projets, dont le seul but est la préservation, l'expansion et la félicité de l'État» -notez bien ces mots: préservation de l'État, expansion de l'État et félicité de l'État -«à quelle fin l'on emploie les moyens les plus rapides et les plus commodes». Arrêtons-nous sur certains traits communs de ces définitions. La raison d'État, tout d'abord, est considérée comme un «art», c'est-à-dire une technique se conformant à certaines règles. Ces règles ne regardent pas simplement les coutumes ou les traditions, mais aussi une certaine connaissance rationnelle. De nos jours, l'expression * Botero (G.), Della ragione di Stato dieci libri, Roma, V. Pellagallo, 1590 (Raison et Gouvernement d'État en dix livres, trad. G. Chappuys, Paris, Chaudière, 1599). ** Palazzo (G.A.), Discorso del governo e della ragione vera di Stato, Venetia, de Franceschi, 1606 (Discours du gouvernement et de la raison vraie d'État, trad. A. de Vallières, Douay, B. Bellère, 1611). *** Chemnirz (B.P. von), Dissertatio de ratione Status in imperio nostro romano germanico, Freistadii, 1647. «raison d'État», vous le savez, évoque bien davantage l'arbitraire ou uploads/Politique/ michel-foucault-quot-la-technologie-politique-des-individus-quot-texte-n0364-dits-ecrits 1 .pdf
Documents similaires
-
11
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 05, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0848MB