MOURAD ATTARÇA HERVÉ CHOMIENNE Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelin
MOURAD ATTARÇA HERVÉ CHOMIENNE Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines ; ISM DOI:10.3166/RFG.245.101-130 © 2014 Lavoisier Les politiques publiques sous l’influence des entreprises Un regard « gestionnaire » Cet article se propose de montrer l’utilité d’un regard « gestionnaire » sur un phénomène sociopolitique qui ne concerne pas seulement les entreprises : le lobbying ou l’influence directe des décisions publiques. Les auteurs montrent qu’un regard gestionnaire permet de mieux appréhender les stratégies d’influence des acteurs du lobbying. Une telle approche est utile non seulement pour les entreprises dont les activités économiques dépendent – ou peuvent dépendre – d’une décision publique, mais aussi pour les décideurs publics, cibles du lobbying, qui doivent prendre en compte ces pratiques d’influence dans les activités décisionnelles. La contribution, basée sur une revue de littérature du phénomène de lobbying, des groupes d’intérêt et des pratiques d’influence des entreprises, présente l’étude de deux cas : la réglementation des détecteurs de radars pour automobilistes et celle concernant l’ouverture dominicale des magasins de bricolage. S C I E N C E S D E G E S T I O N E T P O L I T I Q U E 102 Revue française de gestion – N° 245/2014 Q ue peuvent apporter les sciences de gestion à l’analyse d’un phé- nomène sociopolitique comme le lobbying ? Le lobbying – terme d’origine américaine – désigne les tentatives d’in- fluence informelle des élus (Ornstein et Elder, 1978) et, plus largement, les pro- cessus d’influence des décisions publiques de la part de groupes d’intérêt (McGrath, 2005). Le lobbying est donc un phéno- mène qui intéresse d’abord la recherche en sciences politiques, en sociologie politique ou en droit. Les travaux sur les politiques publiques (Hassenteufel, 2011 ; Mény et Thoening, 1989), sur les groupes d’intérêt (Courty, 2006 ; Graziano, 2001 ; Gross- man et Saurugger, 2006 ; Offerlé, 1998), sur la corruption (Lascoumes, 2011) ou encore sur la construction des règles de droit public (Basilien-Gainche, 2004 ; de Beaufort et Masson, 2011 ; Houillon, 2012) abordent différentes facettes du lobbying comme pratique de défense des intérêts pri- vés et en étudient les caractéristiques et les conséquences sur le plan politique, social et juridique. Que peut donc apporter un regard « gestionnaire » sur ce même phénomène ? Il s’agit principalement de deux apports. D’une part, un regard gestionnaire permet un changement d’objet d’analyse. Le lob- bying est habituellement abordé à travers les processus dans lequel il se manifeste (les processus de décision publique), les acteurs qui en sont la cible (les décideurs publics ou institutions publiques), les résultats qu’il engendre (les décisions publiques, les poli- tiques publiques, les règles) ou encore les conditions dans lesquelles il se manifeste (légitimité, réglementation, éthique). Le lob- bying est également abordé sous l’angle de l’activité des « groupes » porteurs d’intérêts (Grossman et Saurugger, 2006). Le regard gestionnaire permet d’étudier le phénomène du lobbying du point de vue de l’activité d’une catégorie particulière d’acteurs, les entreprises. Ce regard se justifie double- ment : les entreprises, et plus générale- ment les lobbies économiques, représentent la majorité des acteurs du lobbying1 ; les entreprises, en tant qu’acteur politique auto- nome et doté d’intérêts et de ressources spé- cifiques, sont rarement étudiées comme tel dans les recherches en sciences politiques. D’autre part, un regard gestionnaire permet de mieux appréhender les stratégies d’in- fluence des acteurs du lobbying. Comme le souligne Epstein (1969), le lobbying n’est pas une fin en soi pour l’entreprise mais une continuation, par des moyens politiques, de sa quête de performance économique (profits, parts de marché). S’intéresser au lobbying revient à s’intéresser à l’entre- prise comme acteur politique (Martinet, 1984), à s’intéresser à ce qui motive ses activités politiques, à s’intéresser aux res- sources qu’elle déploie pour parvenir à ses fins et aux stratégies d’influence qu’elle met en œuvre. Or à l’échelle de l’entre- prise, les stratégies d’influence peuvent être beaucoup plus variées que ne le sont les stratégies collectives des groupes d’intérêt (Dahan, 2009 ; Hillman et Hitt, 1999). Un regard « gestionnaire », voire « straté- gique », du lobbying se justifie donc de par 1. Par exemple, les entreprises, à titre individuel ou à titre collectif, représentent plus de la moitié des groupes d’intérêt, officiellement enregistrés auprès des institutions européennes : registre de transparence européen, consulté en octobre 2014 (source www.ec.europa.eu). Par ailleurs, une étude sur l’influence des lobbies à l’Assemblée natio- nale (« Transparence internationale France & Regards citoyens », mars 2011) montre une surreprésentation des entreprises et des lobbies d’entreprises. Les politiques publiques sous l’influence des entreprises 103 l’originalité de son éclairage sur ce phé- nomène. Au-delà de l’apport instrumental pour les entreprises elles-mêmes (pourquoi et comment faire du lobbying ?), à l’instar des guides ou manuels issus des praticiens du lobbying (Clamen, 2007 ; Daridan et Luneau, 2012), ce regard présente égale- ment une utilité pour les décideurs publics, cibles du lobbying, et pour les analystes et observateurs de ce phénomène (les régula- teurs du lobbying par exemple). Comprendre les motivations, les ressorts d’action et les stratégies des acteurs du lobbying permet aux responsables publics de mieux intégrer cette pratique dans leurs activités décision- nelles et de mieux en encadrer les conditions d’exercice et les conséquences publiques, notamment sur le plan institutionnel. Cette contribution est ainsi organisée en trois parties. Nous étudions dans un premier temps les principaux éclairages théoriques permettant d’appréhender le phénomène de lobbying d’un point de vue sociopoli- tique (vision politique) et d’un point de vue stratégique (vision gestionnaire). Nous abordons ensuite l’utilité et l’originalité du regard gestionnaire du lobbying à travers deux cas concrets de décisions publiques qui ont été soumises à des actions de lobbying menées par des entreprises : la décision en 2011 portée par le ministre de l’Intérieur de l’interdiction des détecteurs de radars dans le cadre de la politique publique de sécurité routière et la décision, adoptée en 2014, d’assouplir la réglemen- tation sur l’ouverture dominicale des maga- sins de bricolage. Ces deux cas permettent de porter un regard « stratégique », du point de vue des entreprises, sur des décisions publiques et des controverses sociopoli- tiques. Nous terminons notre réflexion par une discussion sur les apports de ce regard gestionnaire du lobbying et son utilité pour les pouvoirs publics. I – LES FONDEMENTS DE L ’ACTION POLITIQUE DES ENTREPRISES 1. Le lobbying comme pratique d’influence des décisions publiques Le terme anglo-saxon de « lobbying » désigne toutes les actions qui visent à influencer de façon informelle les décideurs publics et, de façon générale, les déci- sions publiques. Dans la tradition politique américaine, le lobbying renvoie à tous ces « gens qui flânent dans les antichambres et les couloirs des bâtiments du gouverne- ment, en particulier les chambres législa- tives, dans l’espoir d’orienter la politique du gouvernement » (Pasley, 2002, p. 59). Ces « gens » – appelés lobbyistes – sont des intermédiaires qui disposent des réseaux politiques et du capital social permettant d’évoluer parmi les responsables politiques, ce qui facilite les décisions bienveillantes de leur part. Mais les lobbyistes ne sont que des intermédiaires au service de groupes d’intérêt ou lobbies. Les groupes d’intérêt sont des organisa- tions qui cherchent à orienter les déci- sions publiques dans un sens favorable à leurs intérêts particuliers, des organisa- tions qui chercher à peser sur les pouvoirs publics mais sans chercher à exercer le pouvoir politique (Meynaud, 1960). Les registres des actions de lobbying sont nom- breux. Grossman et Saurugger (2006) pro- posent une grille de lecture distinguant, deux « stratégies » d’influence qualifiées de « lobbying interne » et de « lobbying externe » (p. 83). Le lobbying « interne » renvoie à toutes les actions qui visent 104 Revue française de gestion – N° 245/2014 à nouer des relations avec les pouvoirs publics et à les informer des intérêts défen- dus par le groupe (démarcher les respon- sables publics ; fournir des informations et des analyses ; participer à des auditions ; participer à des comités d’experts…). Le lobbying « externe » renvoie à des actions qui s’appuient sur des relais extérieurs au groupe d’intérêt : présence dans les médias, construction de coalitions politiques plus larges, pétitions, développement d’un débat public, recours à des sondages, à des conseillers en communication, à des soutiens électoraux, etc. La distinction entre stratégie interne et stratégie externe renvoie à la visibilité publique des actions d’influence engagées. Le lobbying interne se déroule de façon discrète, voire secrète. Les actions sont engagées au sein d’un cercle restreint (responsable politiques, fonctionnaires, experts) et le groupe ne cherche pas à faire connaître ces initiatives. Dans son lobbying externe, le groupe d’intérêt recherche, au contraire, à médiatiser les actions d’influence pour toucher des cibles plus larges (citoyens, prescripteurs, relais d’opinion, alliés potentiels…). Le recours à telle ou telle initiative d’influence va dépendre de facteurs « internes » relatifs aux caractéristiques du groupe d’intérêt (taille, capacité à mobiliser des alliés politiques, moyens organisationnels, ressources financières, réputation auprès des responsables politiques…) et à la nature même de l’intérêt défendu, mais aussi de facteurs « uploads/Politique/ contentserver-asp-7.pdf
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- Publié le Apv 28, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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