Philosophie antique Problèmes, Renaissances, Usages 19 | 2019 L’épicurisme anti

Philosophie antique Problèmes, Renaissances, Usages 19 | 2019 L’épicurisme antique Sexe, amour et politique chez Lucrèce Pierre-Marie Morel Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/philosant/3093 DOI : 10.4000/philosant.3093 ISSN : 2648-2789 Éditeur Éditions Vrin Édition imprimée Date de publication : 31 octobre 2019 Pagination : 57-84 ISBN : 978-2-7574-2534-3 ISSN : 1634-4561 Référence électronique Pierre-Marie Morel, « Sexe, amour et politique chez Lucrèce », Philosophie antique [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 31 octobre 2020, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ philosant/3093 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosant.3093 La revue Philosophie antique est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. SEXE, AMOUR ET POLITIQUE CHEZ LUCRÈCE Pierre-Marie Morel Université Paris I-Panthéon Sorbonne Résumé. Cet article cherche à montrer qu’amour et politique sont étroitement liés dans le De natura rerum de Lucrèce. D’une part, l’amour-passion, au Livre IV, se révèle aussi vain que le désir du pouvoir politique; d’autre part, le livre V oppose implicitement le désir sexuel des premiers êtres humains au « bien commun » qui gouverne les organisations sociales. En outre, la description, au livre IV, d’une sexualité exempte de passion, ou amour libre, caractérisée par un désir mutuel et un plaisir partagé, fait office de contre-modèle ou de paradigme alternatif face à l’aliénation et à la violence politiques et sociales. En d’autres termes, l’objet de cet article est de montrer qu’amour, sexe et politique font l’objet chez Lucrèce d’une même approche, où l’on peut voir à la fois une composante importante de sa thérapie de l’âme et une profonde défiance à l’égard de la vie sociale et des activités politiques. Summary. The aim of this article is to show that love and politics are closely connected in Lucretius’ poem De rerum natura. On the one hand, passionate love (Book IV) is similar to the vain desire for political power; on the other hand, sexual desire of primitive human beings (in Book V) is implicitely opposed to the ‘common good’ which governs human societies and cities. Moreover, the description, in Book IV , of non passionate sexuality, or free love, which is characterized by mutual desire and shared pleasure, is a sort of counter-model, or an alternative paradigm, in opposition to political and social alienation and violence. In other words, it is argued, Lucretius’ global attitude to love, sex and politics is an important feature of the therapy of the soul. Accordingly, it reveals a deep suspicion in face of social life and political activities. Philosophie antique, n°19 (2019), 57-84 L’opposition entre la vie politique et l’idéal de relations humaines plus sûres pour la tranquillité de l’âme est l’un des aspects les mieux connus de la conception épicurienne de la vie bonne1. Face aux dangers venus de la cité, les épicuriens invitent à une sociabilité restreinte, au sein d’une communauté d’amitié, ainsi que le proclame la fameuse exhortation d’Épicure à « vivre caché »2. Il est vrai que les épicuriens n’ont pas rejeté toute forme d’intérêt pour la politique, contrairement à ce que laissent croire les critiques qui leur ont été adressées dans l’Antiquité par Cicéron ou Plutarque. Les tendances actuelles de l’interprétation invitent d’ailleurs à nuancer le clivage entre vie publique et retrait vers la sphère privée3. Quoi qu’il en soit, de l’interpré- tation que l’on donne à cette opposition dépendent en grande partie notre compréhension de la politique des épicuriens de l’Antiquité et, plus géné- ralement, celle de leur conception de la sociabilité et des rapports humains. Ce problème d’interprétation, dans ses grandes lignes, concerne bien entendu les écrits d’Épicure, mais également le De rerum natura (DRN) de Lucrèce, où la question plus générale du rapport à autrui se pose constam- ment. Chez ce dernier, les différentes formes de relations humaines ne sont pas toutes également représentées. Ainsi, l’amitié, en dehors du fait que Lucrèce dédie son poème à un ami, Memmius4, est rarement évoquée de 1. J’entends provisoirement par « vie politique » aussi bien la vie de simple citoyen que les activités liées à l’exercice du pouvoir. Des versions préparatoires de ce texte ont été présen- tées dans le Séminaire de Philosophie Hellénistique et Romaine, à Paris, en 2007, et lors du colloque Lucretius poet and philosopher : six hundred years from his rediscovery, à Alghero (Italie) en 2017. Je remercie les amis et collègues qui ont bien voulu me faire part de leurs observations en ces occasions, et en tout premier lieu Alain Gigandet. 2. Fragment Usener (désormais Us.) 551. Voir Morel 2007, sur la notion de commu- nauté « restreinte », pour exprimer l’idée que la cité n’est pas le cadre naturel de la sociabilité humaine souhaitable, celle-ci se réalisant dans une sphère plus étroite, en l’occurrence celle de l’amitié. 3. Voir par exemple, dans la littérature récente, Roskam 2007, Brown 2009, Fish 2011, Morel 2000, Morel 2017. 4. Lucrèce, DRN I, 26. 60 Pierre-Marie Morel manière directe. La vie dans les regroupements primitifs puis dans les cités l’est un peu plus, mais la politique proprement dite n’est abordée, le plus souvent, que de manière allusive. En revanche, la vie amoureuse – entendue pour l’instant au sens large, incluant à la fois les relations strictement physiques et les relations fondées sur un sentiment amoureux – est l’objet d’une attention explicite et forte. En première approche, les observations éparses de Lucrèce sur les diffé- rentes formes de relations humaines ne permettent pas de reconstituer une théorie générale du rapport à autrui. À l’examen, cependant, ces différents types de situations ne sont pas sans liens. Ils esquissent ce que le poète attend ou redoute de l’altérité humaine en général. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’en étonner, si l’on admet, d’une part, que les différents types de relations humaines sont étroitement reliés aux passions qu’ils suscitent et, d’autre part, que celles-ci ne sont pas sans rapports les unes avec les autres. Je voudrais précisément défendre ici l’idée que, dans le poème de Lucrèce, la typologie des relations amoureuses est en rapport direct avec les problèmes que pose la vie en société. La question de l’amour, en effet, donne des indications signi- ficatives sur ce que devrait être une relation positive à autrui, mais également sur l’attitude qu’il convient d’adopter face aux relations de pouvoir, en parti- culier face au pouvoir politique. En d’autres termes, la problématique amou- reuse, dans le poème de Lucrèce, est non seulement traitée pour elle-même, mais également pour ce qu’elle révèle des passions dans leur ensemble, en particulier celles qui animent la « vie politique » sous ses différents aspects. Avant d’entrer dans l’analyse proprement dite des textes de Lucrèce, rappelons les termes généraux du débat d’interprétation. L’ensemble que constituent les passages sur l’amour, envisagé sous ses différentes formes – la passion amoureuse, la sexualité sans attachement (primitive ou non), et la relation conjugale –, atteste par son ampleur et son caractère explicite l’in- térêt que Lucrèce porte à la question. On ne peut en dire autant, je l’ai dit, de la politique. Il est vrai que l’on peut déceler, comme plusieurs spécialistes l’ont fait, des messages politiques dans le DRN, notamment une critique implicite de la politique romaine5. Cependant, ces messages supposés restent souvent allusifs. De plus, la question de la justice politique ne fait pas l’objet d’une analyse systématique, ni même simplement continue, mais plutôt de métaphores et de remarques formulées comme en passant. De fait, le DRN ne donne pas d’indications nettes permettant de dire si Lucrèce a pris posi- tion sur la nature du contrat qui devrait réunir les membres d’une commu- nauté politique juste. C’est une différence notable par rapport aux maximes 5. Pour une synthèse pondérée de la question, voir Schiesaro 2007. Voir également Fish 2011 qui, pour sa part, repère dans le DRN plusieurs indices de l’acceptation d’une politique légitime, parmi lesquels les activités politiques de Memmius. Sexe, amour et politique chez Lucrèce 61 d’Épicure consacrées aux règles de droit6, maximes qui mettent en avant le caractère contractuel des relations à l’intérieur de la communauté politique. Nous y reviendrons. Dans le DRN, les critiques de la vie politique et de l’abus de pouvoir sont claires (comme dans le prélude du chant II, au chant III ou au chant V), mais cela nous dit très peu des conditions concrètes de réalisa- tion d’une cité juste. Significativement, D. Fowler, dans un article fondamental pour l’analyse du dossier, argumente dans un sens minimaliste, estimant que le message du poème concerne avant tout le salut individuel. On retiendra en particulier l’expression par laquelle il qualifie la position de Lucrèce à l’égard de la poli- tique et des sociétés humaines : « a realistically sceptical view of social insti- tutions »7. G. Roskam, dans son étude de référence sur le « vivre caché » épicurien, est allé plus loin encore que Fowler en minimisant fortement la place d’une éventuelle politique positive dans le poème de Lucrèce, et en la réduisant en substance à la recommandation du chant V : mieux vaut uploads/Politique/ sexe-amour-et-politique-chez-lucrece.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager