Dominique Cardon La souffrance à distance (Luc Boltanski) In: Réseaux, 1994, vo
Dominique Cardon La souffrance à distance (Luc Boltanski) In: Réseaux, 1994, volume 12 n°65. pp. 123-126. Citer ce document / Cite this document : Cardon Dominique. La souffrance à distance (Luc Boltanski). In: Réseaux, 1994, volume 12 n°65. pp. 123-126. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_1994_num_12_65_2515 La souffrance à distance de Luc BOLTANSKI par Dominique CARDON Qu'est-ce qu'être spectateur de la souf france du monde ? Comment agir vers ceux que les médias nous présentent quot idiennement dans les fers, sous le joug de la nécessité ou abandonnés au désespoir, quand la distance qui nous sépare du siège de leur souffrance interdit d'entrevoir la possibilité d'une médiation efficace ? Dans quelles conditions la parole du spec tateur peut-elle être tenue pour « agissante » et écarter le soupçon de pha- risaïsme qui pèse sur les « bons sentiments » ou les « vaines accusat ions » ? Le livre que Luc Boltanski a consacré à ces questions offre un outil d'analyse ingénieux et original. Cepend ant, le statut indéfini de l'ouvrage (essai ou analyse universitaire ?), les différents objectifs qu'il poursuit (construire un cadre analytique tout en instruisant une critique morale), la multiplicité de ses r éférences (théologie, philosophie morale, pragmatique de l'action, histoire littéraire, sociologie politique) risquent de dérouter (et d'irriter) plus d'un lecteur. Le texte qui nous est proposé introduit en effet plu sieurs contrats de lecture. Luc Boltanski se fait d'abord le grammairien détaché des différentes « topiques » dans lesquelles sont construits les énoncés du spectateur de la souffrance. Mais il ne se refuse pas non plus, de façon nettement plus polé mique, à utiliser, à « faire jouer » cette grammaire sur certaines situations contem poraines afin d'éclairer les incohérences savantes ou politiques qui participent au mouvement identifié dans la troisième par tie de La souffrance à distance comme une crise de la position du spectateur contemp orain. Le commentaire de l'ouvrage s'en trouve aussitôt contrarié ; rabattre l'inte rprétation de l'ouvrage, soit sur son apport original aux méthodes des sciences so ciales, soit sur sa seule visée morale ne rendrait pas justice à son auteur. L'une ou l'autre de ces lectures manquerait sans doute l'enjeu majeur du travail de Luc Boltanski, celui de réinvestir, sans naïveté complice ni facilité critique, la relation quelque peu oubliée par les développe ments récents des sciences sociales, entre les outils de pensée de la sociologie et les instruments de l'action politique. La souffrance à distance s'appuie d'abord sur une remarque d'Hannah Arendt, opposant le mouvement de la compassion, qui se noue dans la proximité silencieuse et agissante avec les malheur eux, à la pitié que les jacobins ont intro duite en politique en transportant, par le discours, un cortège de « malheureux exemplaires » destinés à fédérer des att achements émotionnels. L'entrée de l'arg ument de la pitié en politique au XVIIIe siècle, explique Luc Boltanski, introduit ainsi une distance d'un type nouveau entre les souffrants et ceux qui les contemplent. Elle instaure un espace « entre la vue et le geste », qui sera aussitôt occupé par la pa role éloquente de l'émotion que le specta teur se découvre à la vue des souffrances ď autrui. La « politique de la pitié », qui ne reconnaît les personnes que dans les d imensions du bonheur et du malheur, se d émarque ainsi de la « politique de la justice », dont Luc Boltanski et Laurent Thévenot avaient précédemment exploré les différentes architectures dans De la jus tification. L'auteur insiste sur le recouvre ment de l'apparition de l'argument de la pitié en politique et de l'émergence de l'espace public démocratique. Cependant l'espace public de Luc Boltanski, celui qui s'instaure avec la politique de la pitié, n'est pas habermassien. La formule d'e ngagement dans l'espace public à laquelle se consacre l'auteur n'est pas de l'ordre de la délibération ou de l'argumentation mais de l'émotion et de la sympathie. Elle passe principalement par la mobilisation autour de causes auxquelles des citoyens jusque- là indifférents sont brusquement convoq ués. C'est dans cette perspective que Luc Boltanski propose de considérer l'œuvre morale d'Adam Smith à la fois comme un symptôme et comme un puissant outil de lecture des problèmes nouveaux que pose le transport des souffrances dans un uni vers de « purs spectateurs ». Avec un ha bile sens de la grammaticalisation des 123 textes philosophiques, le sociologue entre prend d'extraire de la Théorie des sent iments moraux un système de places, une configuration mobile de différents person nages. Ce modèle confronte d'abord deux figures, un malheureux et un spectateur, auquel Adam Smith ajoute un agent, qui peut être soit un persécuteur soit un bien faiteur, selon que la sympathie du specta teur s'oriente vers la bienfaisance ou la justice. Cependant, la principale nouveauté introduite par le philosophe écossais tient dans le dédoublement de la figure du spec tateur, dans lequel est intériorisé un spec tateur impartial (le « spectateur du specta teur »), indispensable pour que l'expérience du spectateur ordinaire puisse être observée d'un point de vue désengagé (celui du nouvel espace public) et communiquée à d'autres. Ce mécanisme de reflexivitě incorporé dans la personne du spectateur l'oblige, lorsqu'en parlant il s'engage, à rendre compte à la fois du t ableau de la situation des malheureux et de l'effet que ce spectacle provoque en lui- même. La lecture d'Adam Smith proposée par Luc Boltanski présente ainsi deux as pects novateurs. En premier lieu, la parole du spectateur ne renvoie pas au style mo- dalisant de l'opinion mais à un « style émotif » qui est de l'ordre de l'affirmation plus que de la discussion. En second lieu, ce modèle ne se résume pas à une simple psychologie dyadique du spectateur confronté à un malheureux ; il permet de rendre compte des modes de coordination entre différents spectateurs confrontés aux mêmes scènes de souffrance. Le spectateur impartial n'introduit pas simplement la présence des autres dans le compte rendu par un effet d'imitation ou d'anticipation sur l'opinion commune, mais il facilite une forme de coordination dans laquelle cha cun, par imagination, se met à la place du malheureux et dans laquelle les émotions servent d'opérateur à la convergence des jugements et de ressorts à l'engagement dans une action commune. A partir de ce schéma, Luc Boltanski propose d'identifier trois formes stabilisées de représentation de la souffrance, des « to piques », qui constituent dans notre société les principaux modes d'engagements raux du spectateur. Tour à tour, il explore les topiques de l'indignation (dans laquelle le spectateur ne s'attarde ni sur le sort de la victime ni sur ses propres émotions, afin d'organiser, à partir de preuves et d'un principe de justice universalisable, le pro cès du persécuteur), du sentiment (dans l aquelle le spectateur sympathise avec le bienfaiteur en retenant le malheureux dans son propre cœur) et du sublime (dans la quelle un spectateur émancipé des impérat ifs moraux et politiques sympathise avec le peintre qui lui présente la situation du malheureux dans toute son horreur). Pour construire ces topiques, Luc Boltanski sol licite de façon quelque peu audacieuse des perspectives habituellement tenues pour in conciliables. Le schéma d'allure structurale extrait de la Théorie des sentiments moraux est confronté à une approche historique, vi sant principalement à repérer, à travers l'étude de pamphlets politiques et de ro mans, les différentes conventions narra tives qui permettent au spectateur de fo rmer des énoncés sur le tableau des souffrances auquel il est confronté. Mais cette perspective, explique Luc Boltanski dans une note succincte (p. 86), a aussi pour visée la construction d'une « pragmat ique du spectateur ». Cette démarche pré sente l'intérêt de permettre d'étudier à la fois des ensembles plus ou moins systémat isés de compétences d'ordre pragmatique (comme la connivence pratique de cer taines formes émotionnelles avec des r égimes d'actions spécifiques ou les condi tions de félicité des différentes formes d'engagements publics), tout en rapportant les traits sémantiques propres à chacun des régimes d'engagement investi par le spec tateur à des univers discursifs historiqu ement constitués et aujourd'hui condensés dans ce que Luc Boltanski se résout final ement à appeler des « idéologies ». Si l'art iculation, parfois incertaine, de ces diff érentes perspectives chagrinera les épistémologues sourcilleux, l'usage qu'en propose l'auteur présente l'avantage, à la fois simple et modeste, d'offrir un système de description articulé de notre sens ordi naire de l'action politique. On ne peut rendre compte ici de l'e nsemble des éclairages que suggère le par- — 124 cours dans l'architecture des différentes topiques (le rôle joué par les sciences so ciales, « instance critique par excellence », dans la consolidation de l'indignation ; la forme particulière de coordination « des intériorités » qui se déploie dans le sent iment ; l'exploration des formes de politisa tion « esthétique » de la souffrance, qui a trouvé son paradigme dans la figure sa- dienne de l'accusé coupable). Insistons simplement sur quelques-uns des aspects les plus originaux de la démarche, qui constituent autant d'invitations à reformul er des perspectives parfois routinisées dans le travail uploads/Politique/la-souffrance-a-distance.pdf
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- Publié le Oct 03, 2022
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