1 ‘ABD AL-MALIK, MUḤAMMAD ET LE JUGEMENT DERNIER : LE DÔME DU ROCHER COMME EXPR
1 ‘ABD AL-MALIK, MUḤAMMAD ET LE JUGEMENT DERNIER : LE DÔME DU ROCHER COMME EXPRESSION D’UNE ORTHODOXIE ISLAMIQUE Mathieu Tillier (Sorbonne Université / UMR 8167 « Orient et Méditerranée ») Résumé : Le sens donné au dôme du Rocher, à Jérusalem, lors de sa construction à la fin du VIIe siècle, est brouillé par les multiples strates d’interprétations postérieures. En replaçant l’édifice dans son contexte épigraphique, architectural et historique, cet article propose qu’il constituait à l’origine une profession de foi monumentale, notamment destinée à proclamer le rôle d’intercesseur que jouera le prophète Muḥammad au jour de la résurrection. Le site du Ḥaram al-Sharīf s’offrait comme la scène du jugement dernier ; le dôme de la Chaîne figurait le tribunal divin, devant lequel les défunts devront comparaître avant d’entrer au paradis, représenté par le dôme du Rocher. Le discours théologique tenu par le complexe monumental doit être lu dans le contexte de la guerre civile qui opposa les musulmans dans les années 680, et qui poussa les prétendants au pouvoir à développer une rhétorique religieuse leur permettant de s’affirmer comme les seuls souverains légitimes, promoteurs d’un dogme distinct de celui des autres religions – en particulier le christianisme –, et capables de conduire les musulmans au salut éternel. Le dôme du Rocher, plus ancien monument érigé par les musulmans, garde jusqu’à aujourd’hui une grande part de son mystère. La seule certitude est qu’il fut bâti à Jérusalem à la fin du VIIe siècle, sous le califat de l’Omeyyade ‘Abd al-Malik (r. 65-86/684-705), et terminé en 72/691-692 si l’on se fie à l’inscription de fondation1. Mais quel message le Dôme était-il supposé transmettre, et à l’intention de quels destinataires ? Plusieurs historiens et historiens de l’art ont tenté de répondre à cette question. Selon l’interprétation la plus communément acceptée, celle d’Oleg Grabar, le dôme du Rocher serait l’expression politique de la victoire de l’islam sur les autres religions monothéistes2. Une explication concurrente, proposée par Myriam Rosen-Ayalon, voit au contraire une signification purement eschatologique au Dôme, qui figurerait le Paradis et les espoirs de résurrection entretenus par les musulmans3. Cette interprétation, longtemps négligée, a fini par être partiellement reprise par Grabar lui-même dans ses derniers écrits sur le dôme du Rocher4. Pourtant la méthode sur laquelle elle repose Je remercie Wissam Halabi-Halawi pour sa relecture attentive d’une précédente version de cet article. 1 Cette date est généralement acceptée par les historiens comme celle de la fin de la construction. Sheila Blair a cependant tenté de montrer qu’il pourrait s’agir de la date du début de son édification. S. Blair, « What is the Date of the Dome of the Rock? », J. Raby et J. Johns (éd.), Bayt al-Maqdis, ‘Abd al-Malik’s Jerusalem, Oxford, 1992, p. 59-87. 2 O. GRABAR, La formation de l’art islamique, Paris, 2000, p. 91-92. 3 M. ROSEN-AYALON, The Early Islamic Monuments of al-Ḥaram al-Sharīf. An Iconographic Study, Jérusalem, 1989, p. 60-69. 4 O. GRABAR, The Dome of the Rock, Cambridge, 2006, p. 118-119. 2 demeure insatisfaisante, car Rosen-Ayalon se base presque exclusivement sur le décor intérieur du Dôme, fait de mosaïques et de marbres, au détriment des autres sources. Depuis, Raya Shani a tenté de réconcilier les deux approches, en insistant notamment sur les références salomoniennes du Dôme, qui exprimerait la réalisation du dessein divin sur terre – l’établissement du royaume de Dieu, dans un contexte de polémiques avec les chrétiens, et la restauration du Temple. Shani s’appuie sur les inscriptions du Dôme pour souligner l’importance des motifs eschatologiques, sans toutefois procéder à une analyse complète de ces inscriptions5. Amikam Elad la rejoint sur bien des points, concluant à une symbolique eschatologique du dôme du Rocher, sans toutefois proposer de conclusion sur ce que le monument commémore6. De son côté, Andreas Kaplony a entrepris de réunir l’ensemble des sources textuelles relatives au Ḥaram al-Sharīf, les reclassant par périodes et produisant ainsi un des travaux les plus exhaustifs sur le sujet. La plupart des sources qu’il utilise sont cependant difficilement datables. Kaplony met en évidence le caractère hautement sacré du site depuis le VIIe siècle, sans toutefois parvenir à dégager le sens originel de son aménagement par les musulmans7. La tentative d’archéologie textuelle la plus aboutie, menée par Josef van Ess, concerne moins le monument que le rocher lui-même. Van Ess avance que ‘Abd al-Malik associait sans doute ce dernier à l’endroit où Dieu se tenait après la création avant de monter au ciel, reprenant en cela une tradition locale. Mais les récits sur lesquels il se fonde sont, de son propre aveu, difficile à dater avec précision ; ils portent en outre la marque de polémiques théologiques (dénonciation de l’anthropomorphisme du calife) et de rivalités entre pôles de piété régionaux (Syriens vs. Hedjaziens)8. Les historiens se sont jusqu’ici heurtés à l’impossible réconciliation des sources. Tributaires de l’étude des formes, les historiens de l’art tels Grabar et Rosen-Ayalon ont poussé très loin l’interprétation, parfois au prix de spéculations. Les historiens des textes, de leur côté, sont confrontés à l’accumulation de strates d’interprétations médiévales qu’il est malaisé de démêler. Gülru Necipoğlu montre que le dôme du Rocher se présente comme un « palimpseste »9. Non seulement le site du Ḥaram al-Sharīf, mais également ses monuments individuels, firent l’objet de multiples réinterprétations symboliques depuis l’Antiquité tardive. Or la plupart des études contemporaines tendent à mélanger les strates et à y ajouter une couche herméneutique supplémentaire ; focalisées sur le dôme du Rocher, elles peinent par ailleurs à considérer le monument comme une partie d’un complexe plus large. Mon objectif est ici de déterminer, autant que possible, quel sens ‘Abd al-Malik voulut donner au complexe monumental – considéré dans son intégralité – qu’il érigea sur l’esplanade de l’ancien temple, et quel message il entendit diffuser par ce biais. Un tel objectif ne peut être atteint qu’en distinguant ce qui relève de la signification du site de celle des monuments qui y furent édifiés. Les deux aspects sont étroitement liés, le sens donné au mont du Temple ayant 5 R. SHANI, « The Iconography of the Dome of the Rock », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 23 (1999), p. 158-207. 6 A. ELAD, « ‘Abd al-Malik and the Dome of the Rock: A Further Examination of the Muslim Sources », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 35 (2008), p. 182, 211. 7 A. KAPLONY, The Ḥaram of Jerusalem, 324-1099: Temple, Friday Mosque, Area of Spiritual Power, Stuttgart, 2002. 8 J. VAN ESS, « ‘Abd al-Malik and the Dome of the Rock. An Analysis of some Texts », J. RABY et J. JOHNS (éd.), Bayt al-Maqdis, op. cit. n. 1, p. 92-100. 9 G. NECIPOĞLU, « The Dome of the Rock as Palimpsest: ‘Abd al-Malik’s Grand Narrative and Sultan Süleyman’s Glosses », Muqarnas, 25 (2008), p. 17-105. 3 sans nul doute justifié son aménagement. Néanmoins la vision que les hommes de la fin du VIIe siècle avaient du site demeure floue faute de sources contemporaines, alors qu’une partie au moins de la signification originelle du complexe est préservée dans ses inscriptions. Il convient par ailleurs de démêler ce qui correspond au discours promulgué par ‘Abd al-Malik dans ces monuments et les interprétations postérieures. Ce message doit enfin être lu dans le contexte de l’aménagement du site, à la fin des années 680 et au début des années 690, en évitant autant que possible les projections téléologiques. Pour ce faire, je propose de revenir en priorité à ce que les monuments disent eux-mêmes, soit à travers leurs inscriptions épigraphiques – à l’exclusion des représentations iconographiques qui prêtent trop aisément à spéculation –, soit à travers la structure topographique du complexe. 1. Le dôme du Rocher et ses inscriptions 1.1. Texte des inscriptions Le dôme du Rocher préserve jusqu’à aujourd’hui quatre longues inscriptions remontant à l’époque de sa fondation. Les deux plus célèbres, d’une longueur totale de 240 mètres, courent au-dessus de chaque face de l’arcade octogonale (bandeau extérieur et intérieur) ; deux inscriptions, plus succinctes, gravées sur des plaques de cuivre, figuraient à l’origine sur les portes orientale et septentrionale du Dôme. Ces inscriptions doivent être prises comme un discours destiné au visiteur du monument, qui pouvait d’abord lire celles qui figurent sur les portes, pour ensuite accéder aux textes de l’intérieur du Dôme. Nous considérons leur contenu comme révélateur du sens donné à celui-ci à l’époque de ‘Abd al-Malik. En voici la traduction10 : Porte Nord (PN) Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Louange à Dieu, l’unique, le vivant, celui qui subsiste par lui-même, qui n’a pas d’associé, l’Un, l’impénétrable, qui n’engendre pas et n’a pas été engendré, et auquel nul n’est égal ! Muḥammad est le serviteur de Dieu et son envoyé. Il l’a envoyé avec la direction, la religion vraie, pour la placer au-dessus de toute autre religion, en dépit des polythéistes. Nous croyons en Dieu, en ce qu’il a révélé à Muḥammad, en ce qui a été donné aux prophètes de la part de leur Seigneur. Nous n’avons de préférence pour aucun d’entre eux ; nous sommes soumis à uploads/Religion/ abd-al-malik-muammad-et-le-jugement-de-1.pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 06, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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