éric de thoisy École Nationale Supérieure d'Architecture Paris La Villette Le S

éric de thoisy École Nationale Supérieure d'Architecture Paris La Villette Le Sacrifice, Melancholia: La fin du monde comme espace cinématographique du rebelle « Un jour nous prendrons la mort pour nous en aller dans une autre étoile. » L ars von Trier dédie son film Antichrist en 2010 à Andreï Tarkovski ; en 2012 il réalise Melancholia, dans lequel Justine accueille avec sérénité l'arrivée d'une planète qui viendra détruire la Terre : l'apocalypse est une délivrance. Dans Le Sacrifice, dernier film de Tarkovski, le monde est menacé par une guerre nucléaire et Alexandre se sacrifie pour l'éviter. Les deux cinéastes utilisent ce même contexte d'une fin du monde imminente pour construire leur héros, un personnage singulier, élu et rebelle à la fois. « Quelle conduite l'homme tiendra-t-il à la vue et au cœur de la catastrophe, [...] là surtout où se creusent les plus profonds tourbillons d'un monde tournoyant ? » : Tarkovski et Lars von Trier proposent chacun une réponse à la question posée par Ernst Jünger dans le Traité du Rebelle. 1 Van Gogh cité par J. L. Godard, A. M. Mieville, The Old Place, 1988. 2 E. Jünger, « Traité du rebelle ou Le recours aux forêts », [dans :] Idem, Essai sur l'homme et le temps, H. Plard (trad.), Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1970, p. 60. éric de thoisy 116 Le Sacrifice, Melancholia: La fin du monde comme espace cinématographique du rebelle 117 La construction cinématographique d'un loup « Avoir son destin propre, ou se laisser traiter comme un numéro : tel est le dilemme que chacun doit résoudre de nos jours mais est seul à pouvoir trancher ». La figure du rebelle est construite en opposition aux valeurs de ses contemporains – le « loup » face au « moutonnement grisâtre ». Alexandre, dans les premières minutes du Sacrifice, nous dit : L'Humanité est aussi sur la mauvaise route, une route dangereuse. [...] Nous sommes parvenus à une épouvantable discordance, un déséquilibre, si tu veux, entre notre développement matériel et spirituel. [...] Peut-être veux-tu dire que nous devrions étudier le problème et chercher ensemble une solution. Peut-être devrions- nous s'il n'était pas si tard. Trop tard. C'est Tarkovski qui parle, comme il l'avait fait déjà par la voix de Domenico dans Nostalghia (1983) : « Nous devons retourner où nous étions, à l'endroit où nous avons pris le mauvais virage ». Sans quoi ce monde est condamné : pendant le monologue de Domenico, un homme porte une pancarte disant : « Domattina e la fine del mondo ». Par la bouche de Justine, Lars von Trier se livre lui aussi à une critique de la culture contemporaine, matérialiste, rationaliste, représentée dans un mariage outrancier. Mais cette vie que Justine a longtemps menée – celle de Lenz, aussi : « Il fit tout comme faisaient les autres, mais il y avait en lui un vide affreux » – n'a plus à être menée, l'arrivée de Melancholia rendant évidente sa futilité.  Ibidem, p. 53.  Ibidem, p. 35.  A. Tarkovski, Nostalghia, 1983.  A. Tarkovski, Nostalghia, op. cit.  G. Büchner, Lenz, J.-P. Lefebvre (trad.), Paris, éditions Points, 2007, p. 54. La solitude du sanglier Alexandre et Justine connaissent le destin de la Terre ; leur isolement est alors inévitable. Le rebelle est, pour Jünger, un être singulier, donc seul – le singulier comme le sanglier, habitant de la forêt, viennent du latin singularis, i.e. qui vit seul – car le rapport à l'absolu est le domaine de la grande solitude : « Quiconque y pénètre, se met à penser, à sentir, à désirer différemment des autres. Tout ce qui est cher aux hommes, tout ce à quoi ils tiennent, lui devient inutile et complètement étranger », dit Chestov, philosophe apprécié par Tarkovski. Alors, les proches sont écartés de par leur incapacité à comprendre celui qu'ils jugent fou : « Sur son visage, dans ses yeux qui brillent d'une lumière étrange, les hommes veulent discerner les signes de la démence, afin d'obtenir le droit de renoncer à lui » ; et la parole devient absurde. Dès les premières minutes du Sacrifice, Alexandre indique qu'il sera contraint, plus tard, au silence : Mon Dieu, que je suis las de ces paroles ! Les mots, les mots, les mots ! Enfin, je sais ce qu'Hamlet voulait dire. Il en avait assez des parlotes. Moi aussi. Pourquoi est-ce que je parle comme ça ? Si seulement on pouvait arrêter de parler et faire quelque chose à la place ! Ou au moins essayer.10 Le Petit Homme, fils d'Alexandre, dit à la fin du film : « Au commencement était le verbe » ; au commencement du film est le verbe d'Alexandre, mais le verbe est, après l'action, inutile. « Il détruit son foyer, se sépare de son fils, qu'il aime pourtant au-delà de tout, et il s'enfonce dans le silence ».11 Ce parcours – la naissance du rebelle – est permis par la 8 L. Chestov, La Philosophie de la Tragédie : Dostoïevski et Nietzsche, B. de Schloezer (trad.), Paris, Flammarion, 1966, p. 32. 9 Ibidem, p. 33. 10 A. Tarkovski, Le Sacrifice, 1986. 11 A. Tarkovski, Le Temps Scellé, Éditions de l'étoile, Paris, Cahiers du Cinéma, 1989, p. 206. éric de thoisy 118 Le Sacrifice, Melancholia: La fin du monde comme espace cinématographique du rebelle 119 conscience de l'apocalypse à venir : c'est au moment de la catastrophe que « se présente [...] dans chaque existence la question de savoir si l'on pourrait s'engager dans une autre voie, [...] emprunter les cols, les sentiers en corniche, que l'on ne découvre qu'après une longue ascension »12. Les cinéastes tracent ainsi pour leurs héros ce chemin singulier au travers de la réalité. Les « confuses paroles » de la nature « Homme ! Ne crains rien ! La nature / Sait le grand secret, et sourit »13. La nature constitue pour le rebelle un espace de refuge et de transition vers son espace-temps propre : « Quant au Rebelle, nous appelons ainsi celui qui, isolé et privé de sa patrie par la marche de l'univers, se voit enfin livré au néant »14. Cette démarche est aussi celle de Nijinski, qui, au seuil de la folie, s'égare dans les chemins sauvages : « J'ai senti une poussée et j'ai continué à marcher. Je suis monté plus haut. Je marchais et marchais »15. Pour Nijinski, plus que le refuge du fou, la nature est aussi le lieu d'une possible guérison ; le couple d'Antichrist (Lars von Trier, 2010) va dans la forêt pour guérir la femme ; Justine va au contact de Melancholia pour guérir de son état mélancolique ; le professeur, l'écrivain et le stalker vont dans la Zone pour guérir leur âme (Stalker, Tarkovski, 1979) ; Alexandre, lui, fuit la maison pour guérir le monde. Cette démarche rappelle celle de l'architecte fou des Corrections de Thomas Bernhardt, qui, pour se guérir, se réfugie au cœur de la forêt pour construire une œuvre ultime, un cône, pour sa sœur. 12 E. Jünger, « Traité du rebelle ou Le recours aux forêts », op. cit., p. 41. 13 V. Hugo, « Spectacle rassurant », Les rayons et les ombres, livre XVII, 1840, p. 40. 14 E. Jünger, « Traité du rebelle ou Le recours aux forêts », op. cit., p. 44. 15 V. Nijinski, Cahiers, C. Dumas-Lwowski, G. Pogojeva (trad.), Paris, Actes Sud, 1995, p. 197. Ce recours à la nature – le recours à la forêt prôné par Jünger –, Heidegger nous en parle aussi : « Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s'arrêtent soudain dans le non-frayé. On les appelle Holzwege »16 ; et le franchissement du « non-frayé » mène à l'éclaircie – lichtung. « La vérité advient en l'instance du temple »17, poursuit-il, le temple de la nature de Baudelaire. Lorsqu'il se perd dans la forêt, Lenz « cherch[e] quelque chose, quelque chose comme des rêves perdus, mais il ne trouv[e] rien »18 : car il faut d'abord se perdre pour trouver l'éclaircie, nous dit aussi Heidegger. Dans Blow-Up (Antonioni, 1966), Thomas cherche dans ses clichés les indices d'un meurtre dont il a été le témoin indirect dans un parc. Les agrandissements répétés le mènent à la lisière de la forêt : la révélation – l'arme du meurtre – apparaît dans le « non-frayé ». Le dévoilement est donc possible pour qui s'ouvre aux signes : « Vous n'entendez donc pas, vous n'entendez donc pas la voix épouvantable qui crie partout à l'horizon? »19, demande Lenz ; cette voix, qui n'est audible qu'aux happy few, ce sont aussi les « confuses paroles » de Baudelaire : « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles / L'homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l'observent avec des regards familiers »20. Justine comprend les signes du ciel lorsqu'elle tourne son regard vers Melancholia. La terre, l'air, le feu uploads/Religion/ cahiers-erta-issue-5-8.pdf

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  • Publié le Sep 26, 2021
  • Catégorie Religion
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