La théologie du Surnaturel selon Henri de Lubac t:' Pourquoi, dans quel context

La théologie du Surnaturel selon Henri de Lubac t:' Pourquoi, dans quel contexte intellectuel et selon quel esprit le Père Henri de Lubac s'est-il mis à étudier la notion du Surnatu- rel? Quel est le fruit de la théologie du Surnaturel telle qu'il l'a proposée? Quelles en sont les exigences? Telles sont les trois questions que nous désirons traiter. La première concerne la nais- sance de son livre Surnaturel1: elle éclairera la détermination d'un homme qui devient théologien dans un contexte marqué par «l'affaire Rousselot». Le fruit, lui, se percevra grâce à un regard porté sur la pensée chrétienne, qui embrasse l'époque allant du XVIe siècle à Vatican II: l'idée de la destinée humaine n'aurait-elle pas changé non seulement chez les protestants, mais aussi chez les catholiques? Enfin, selon Henri de Lubac, comment entrer dans l'intelligence du mystère de l'homme telle que la Tradition l'enseigne? L'examen d'Augustinisme et théologie moderne2 per- mettra de répondre à cette troisième question, en confirmant le message de Surnaturel. I.- Raison, contexte et esprit du livre «Surnaturel» Quand j'étais étudiant en théologie, écrit H. de Lubac, trois «académies» libres fonctionnaient à l'intérieur du scolasticat: une de pédagogie, une de sciences sociales, une de théologie. J'ai fait partie de cette dernière... On s'y recrutait par cooptation. Nous nous réunissions chaque dimanche, sous la bienveillante et discrète protection du Père Joseph Huby, pour débattre d'un sujet choisi et préparé par l'un d'entre nous. C'est ainsi qu'est née la première •"' Cet article fournit une version augmentée d'une communication pronon- cée au «Colloque international sur le Cardinal Henri de Lubac» tenu à Rome à l'Université Grégorienne et à Saint-Louis-des-Français du 9 au 11 décembre 1996. Les Actes de ce colloque paraîtront à l'automne 1997. 1. H. de LUBAC, Surnaturel. Etudes historiques. Nouvelle édition avec la tra- duction intégrale des citations latines et grecques. Édition préparée et préfacée par M. Sales, S.J., coll. Théologie, Paris, DDE, 1991 (= S). 1. H. DE LUBAC, Augustinisme et théologie moderne, coll. Théologie, 63, P-ll-ic Allhipr 1Q^ t- A,,r,T\ LA THÉOLOGIE DU SURNATUREL 219 esquisse de ce qui devint le livre intitulé, en 1946, Surnaturel. Etudes historiques3. C'était vraisemblablement durant l'année académique 1925-19264, à Ore Place, près de Hastings, en Angleterre, où se trouvait encore le scolasticat des jésuites5. Henri de Lubac suivit un conseil du Père Huby6. Celui-ci, «poursuivant la ligne de réflexion inaugurée chez nous par Rous- selot, m'avait vivement engagé à vérifier si la doctrine de saint Thomas sur ce point capital était bien celle que lui prêtait l'école thomiste constituée vers le seizième siècle, codifiée au dix-sep- tième et qui s'affirmait avec plus de relief que jamais au ving- tième»7. Huby lui demandait aussi: «si l'on y réfléchit un peu, comment accepter une théorie qui, pour sauver la liberté de Dieu dans une hypothèse toute abstraite (une humanité sans autre fin que 'naturelle'), enlève à Dieu sa liberté par rapport à la fin de notre humanité concrète, à laquelle il aurait 'surajouté' une fina- lité surnaturelle8.» «Le sujet était dès lors à l'ordre du jour. Il venait d'être traité par le Père Guy de Broglie dans des articles très remarqués9, que j'ai pu considérer comme une forme de pas- sage entre les thèses de nos manuels et la ré-invention de la pen- sée traditionnelle10.» Les maîtres du P. H. de Lubac, Rousselot, Blondel, Maréchal, le tenaient pour central. Avec ses compa- gnons, H. de Lubac l'avait découvert chez les classiques de la pensée chrétienne: Augustin, Thomas, Bonaventure. Du reste, la pensée chrétienne du surnaturel était «au fond des discussions 3. H. DE LUBAC, Mémoire sur l'occasion de mes écrits, 2e éd., Namur, Cul- ture et Vérité, 1992, p. 33. 4. Même conjecture de A. RUSSO (Henri de Lubac, coll. 1 Teologi del 20° secolo, Ciniscllo Balsamo, San Paolo, 199C, p. 131). 5. Cf. Lettres intimes de Teilliard de Chardin a Auguste Valensin, Bruno de Solages et Henri de Lubac, 1919-1955. Introduction et notes par Henri de Lubac, Paris, Aubier-Montaigne, 1972, lettre 11, n. 4, p. 64. 6. Sur Joseph Huby (12 décembre 1878 - 7 août 1948), on peut lire H. DE LUBAC, dans Recherches de Science Religieuse (= RSR) 35 (1948) 321-324 et R. D'OuiNCE, dans Études 259 (1948) 71-80. 7. Mémoire, p. 33. 8. H. Cardinal DE LUBAC, Entretien autour de Vatican I I , Paris, France Catholique - Cerf, 1985, p. 32. 9. De la place du surnaturel dans la philosophie de saint Thomas, dans RSR 14 (1924) 193-246; Sur la place du surnaturel dans la philosophie de saint Tho- mas. Lettre a. M. l'abbé Blanche, dans RSR 15 (1925) 5-53. H. de Lubac y reconnaît «l'influence du P. Rousselot» (M. BLONDEL et A. VALENSIN, Corres- pondance. Texte annoté par Henri de Lubac, 3 vols, Paris, Aubier, 1957-1965, t. 3, lettre 54, n. 2, p. 124). 10. Mémoire, p. 33. 220 G. CHANTRAINE, S,J. avec l'incroyance moderne» et «formait le nœud du problème de l'humanisme chrétien»". Dès le retour de la guerre, le jeune jésuite avait commencé son œuvre. «Pendant le premier semestre de 1920, passé à Cantor- béry, les Confessions de saint Augustin et les trois derniers livres de VAdversus Haereses de saint Irénée m'avaient séduit. (C'est là que je lus dans l'émerveillement l'article 'Jésus Christ' du Père de Grandmaison dans le Dictionnaire d'Alès, ainsi que la thèse de Rousselot sur V Intellectualisme de saint Thomas, qui m'éveilla aux problèmes métaphysiques.)12» «Du point de vue religieux et évangélique, précise-t-il, la lecture de 'Jésus Christ' a été pour moi une découverte13.» Jésus Christ, une connaissance person- nelle et ecclésiale de son mystère, une approche métaphysique de saint Thomas caractérisent les préoccupations du jeune jésuite. Durant l'étude de la philosophie, entre 1920 et 1923, à Saint-Hélier, Jersey14, «saint Augustin et surtout saint Thomas, écrit de Lubac, avaient constitué ma nourriturre de base»15. Il tra- vaillait aussi Plotin, Bergson, Hamelin et Maine de Biran (ce der- nier avec Gaston Fessard)16. De Thomas, il avait fait la lecture avec Gaston Fessard17, son compagnon de travail durant sa philo- sophie18, avant de l'être de 1926 à 1928 en théologie à Lyon19. «Saint Thomas, note-t-il, est le seul auteur (avec l'Evangile) que j'ai pris régulièrement en fiches, tout au long de mes années d'étude20.» Il avait lu alors «le livre fondamental d'Étienne Gilson sur saint Thomas d'Aquin (en sa deuxième édition, chez Vrin, 1922)... J'aimais le mettre en balance avec la thèse, si différente, de Rousselot sur l'intellectualisme de saint Thomas, découverte avec émerveillement à Cantorbéry dans les premiers mois de 1920, et que M. Gilson lui-même (je l'ai su plus tard) admirait fort21.» 11. Ibid. 12. Mémoire, p. 66. Cf. H. VORGRIMLER, «Henri de Lubac», dans Bilan de la théologie du XXe siècle, t. 2, Tournai, Casterman, 1971, p. 808. 13. Cardinal H. DE LUBAC, S.J., Un colloquio in famiglia, dans La Civiltà Cattolica 3391 (1991) 44. 14. Lettres intimes, lettre 11, n. 4, p. 64. 15. Mémoire, p. 66. 16. Ibid. 17. Cf. M. SALES, «Bio-bibliographie du P. Gaston Fessard», dans G. FES- SARD, Église de France, prends garde de perdre ta foi !, Paris, Julliard, 1979, p. 286; Mémoire, p. 168-171. 18. Entretien, p. 93. 19. Mémoire, p. 168. 20. Mémoire, p. 33, n. 8. 21. Lettres de M. E. Gilson, adressées au P.H. de Lubac et commentées par celui-ci. Paru, Cerf, 1986, p. 7-8 ; cf. Mémoire, p. 67. LA THÉOLOGIE DU SURNATUREL 221 Outre L'intellectualisme de saint Thomas, Pierre Rousselot avait publié deux articles sur Les Yeux de la foi12 dans les Recherches de Science Religieuse, que le P. Léonce de Grandmai- son venait de fonder et dont P. Rousselot était le secrétaire. Selon Rousselot, résume H.U. von Balthasar, qui publiera ces deux articles en allemand23, «la foi chrétienne consiste essentiellement dans la faculté de voir ce que Dieu veut montrer et qui ne peut être vu sans la foi»24. Ainsi conçus, ces articles permettaient de sortir du rationalisme qui imprégnait tant la théologie protestante que l'apologétique catholique. «Sous l'influence de Rousselot, remarque H. de Lubac, un 'néothomisme', apparenté à celui des jésuites de Louvain, à la fois vigoureux et décidé aux assimila- tions ou, comme disait Rousselot, aux 'absorptions nécessaires', se faisait jour, chez un André Bremond, un Joseph Huby, puis un André Marc25.» Or, le 15 juillet 1920, le Général des Jésuites, Wladimir Ledo- kowski, adressa à tous les Provinciaux de l'Ordre une lettre sur cette théorie du P. Rousselot26: «La doctrine de l'acte de foi pro- posée par le P. Pierre Rousselot p.m. est interdite.» Le Général de l'Ordre indiquait dans quels écrits du P. Rousselot et du P. Joseph Huby cette doctrine était formulée27. Le P. J. Huby fut obligé de se réorienter vers l'exégèse28; il remplacera le P. Durand en exé- gèse du Nouveau Testament à Hastings. Ainsi le jeune théolo- gien, Henri de Lubac, commençait une recherche sur un thème controversé entre disciples de Thomas d'Aquin et suaréziens, sous la houlette du «disciple le plus fidèle des PP. de Grandmai- son et Pierre Rousselot»29, le P. Joseph Huby, «lui qui uploads/Religion/ chantraine-sobre-lubac-pdf.pdf

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  • Publié le Jui 06, 2021
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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