© Éditions Albin Michel, 1992 ISBN : 978-2-226-27721-3 Centre national du livre
© Éditions Albin Michel, 1992 ISBN : 978-2-226-27721-3 Centre national du livre Du même auteur Le Crépuscule tantrique 1. Cent Douze Méditations tantriques : Le Vijñâna-Bhairava, L’Originel, 1988. 2. Cinq Visages de la Déesse, Le Mail, 1989. 3. Le bonheur est de ce monde, L’Originel, 1990. Pour l’Éveil, Le Cerf, 1989. Le Chemin des flammes, essai d’autobiographie spirituelle, Éd. du Trigramme, 1993. T antrisme : doctrine, pratique, art, rituel, Dangles, 1994. Traductions de poètes latins : Catulle, Liber, Orphée/La Différence, 1989. Juvénal, Satires, Orphée/La Différence, 1992. Collection « Espaces libres » dirigée par Jean Mouttapa et Marc de Smedt «Le voyage de mille lieues commence par un pas. » Lao-tseu T ao-tö-king, LXIV (trad. Liou Kia-hway) « Le milieu mental doit être réveillé quand il est dissous. Il faut le calmer quand il se disperse et, de plus, le comprendre clairement lorsqu’il est plein de passion. Quand il est parvenu au calme, il ne faut pas l’agiter. » Gaudapâda Mândûkya-Kârikâ, 3-44 (trad. Patrick Lebail) Il faut sonder les choses en personne, s’épurer (comme un minerai), se polir (comme un miroir de bronze) : puis un beau matin on s’éveille. » Lin-tsi Instructions collectives, 20a (trad. Paul Demiéville) Introduction La flèche et la cible Il existe beaucoup de livres sur la méditation, la contemplation, l’Éveil, mais assez peu sur la concentration proprement dite, pratique plus modeste sans laquelle, pourtant, aucun de ces états supérieurs n’est possible. Cela vient sans doute de ce que nombre de gens attirés par la vie spirituelle veulent brûler les étapes et en quelque sorte achever l’œuvre avant d’avoir perfectionné l’outil. L’outil, c’est ici ce que l’on appelle, d’un mot un peu barbare mais désormais reçu, le « mental » : lieu et instrument de toute notre activité psychique, à la fois consciente et inconsciente. Car le plus souvent nous ne pensons pas, nous sommes « pensés » ; et c’est à peine si nous nous rendons compte de ce qui nous occupe, tant les projets, les souvenirs, les mots et les images se succèdent vite dans notre tête, se chevauchent, s’entrecroisent comme s’ils vivaient d’une vie aussi autonome qu’incohérente. Bien rare celui qui peut décider à quoi il va appliquer exclusivement son esprit, ne serait-ce qu’une heure, et qui est capable de garder le cap sans distraction ni trouble. Une telle intensité est possible « à chaud », peut-être sous l’effet d’une grande passion ou d’une nécessité urgente. Mais, même alors, c’est qu’on subit la situation plutôt qu’on ne la dirige. Cela n’est pas la concentration choisie, calme, active dont on veut parler dans ce livre. Traitant du mental, nous serons souvent amené à évoquer le corps : car entre l’un et l’autre comment discriminer de façon absolue ? Comment espérer, pratiquement, gouverner sa pensée si l’on est fatigué, malade, si l’on digère mal ou qu’on souffre de démangeaisons ? Dans le yoga classique, qui a tant développé l’art de la concentration, celle-ci s’intercale entre la discipline du souffle, elle-même consécutive à la maîtrise des postures corporelles, et la méditation proprement dite, recueillement parfait d’un mental unifié sur un seul point1. Cette perspective est juste, cette gradation devrait être respectée, même si l’on peut citer des cas d’individus qui, favorisés d’une grâce exceptionnelle, n’ont pas eu à passer par toutes ces étapes et semblent avoir atteint l’état suprême sans se plier à aucune ascèse traditionnelle. Il est bon de savoir qu’ils ont existé – afin de ne pas imaginer que l’accomplissement spirituel dépendrait de la seule volonté – mais opportun aussi de prendre sa propre mesure et de mettre un pied devant l’autre si l’on veut parvenir au bout du chemin. L’intérêt de la concentration, c’est sa neutralité même : on peut l’exercer sans adhérer à aucune croyance, en étant religieux ou agnostique, pour conquérir la paix du cœur ou pour rendre son action plus efficace. Chacun peut choisir l’objet qui lui convient. Ce n’est point vraiment lui qui importe mais la qualité de notre attention, l’acuité de notre regard, notre capacité à le pénétrer et à nous fondre en lui. Nous venons, comme sans le vouloir, d’employer déjà une expression qui relève plutôt de la terminologie contemplative. C’est qu’en vérité il n’existe pas de solution de continuité entre une concentration menée jusqu’à son terme, jusqu’à une sorte d’« incandescence », et la méditation elle-même2. Celle-ci prolonge naturellement celle-là, de même que, s’il n’y avait pas le mot « frontière », on ne saurait pas toujours qu’on est passé d’un pays à un autre. Ce n’est qu’une question de degrés, il n’y a pas de rupture ni de basculement avant du moins cette expérience ultérieure de l’« Éveil », qui n’est pas le sujet du présent livre. Se concentrer sur un objet (extérieur ou intérieur), c’est chercher à le connaître ; mais c’est surtout apprendre à se connaître soi-même ; c’est partir de deux pour arriver à un ou, diront même certains, à zéro… Mais, en ces pages, on évitera tout discours métaphysique. On suggérera des pratiques empruntées à la vie quotidienne autant qu’à la tradition. Celle-ci nous fournit des repères très sûrs : il suffit d’appliquer et de transposer. Depuis deux ou trois mille ans, rien n’a été inventé en un tel domaine. T out ce que pourrait nous révéler de neuf la science moderne, c’est comment cela se passe dans notre cerveau, chimiquement, bioélectriquement, quand nous nous concentrons ou méditons. Elle s’y intéresse déjà et sans doute s’y intéressera de plus en plus, si elle réussit à convaincre des yogin et des sages de se soumettre à ses expérimentations. On envisagera deux aspects principaux de la concentration : l’une qu’on pourrait qualifier de « régulière », c’est-à-dire pratiquée dans certaines conditions de lieu, de temps, de position corporelle, précédée ou accompagnée de certaines techniques respiratoires ; et l’autre faisant face à la vie elle-même, telle qu’elle se présente spontanément, dans ses apparentes répétitions sans doute mais aussi dans toutes ses variations et ses surprises. Ces deux concentrations peuvent être exercées indépendamment l’une de l’autre mais on observe qu’elles se complètent et se servent pour ainsi dire de contre-épreuve mutuelle. Alors qu’il existe des états spirituels « sans objet », à savoir immergés dans la vacuité pure3, la concentration, elle, implique toujours un thème ou un support4 : matériel ou subtil, externe ou interne, sensible ou intelligible. L’existence elle-même nous en offre sans compter – du moins du premier type – mais, dans la discipline assise, on devra proposer un choix. Ce petit livre ne prétend point passer en revue tous les objets de concentration possibles, il ne veut être qu’un « précis » et aura rempli son rôle s’il contribue à développer chez le lecteur non seulement la faculté d’attention indispensable, mais aussi l’audace, la créativité qui lui seront un jour nécessaires pour une plus haute expérience. Dans les traditions orientales, l’apprentissage de la concentration est souvent comparé à celui du tir à l’arc. Arjuna, dans le Mahâbhârata, se voit mis en compétition avec d’autres princes par Drona, leur précepteur à tous. Un à un, les concurrents sont appelés à donner la description de la cible qui leur est présentée : un oiseau dans son nid. Certains des jeunes guerriers décrivent le bouquet d’arbres, d’autres l’arbre lui-même ou la branche sur laquelle est posé le nid. Lorsque vient le tour d’Arjuna, il décrit en premier lieu l’oiseau ; puis il ne voit plus que sa tête, et à la fin il ne peut plus discerner autre chose que l’œil brillant du volatile, centre de la cible qu’avait choisie Drona. Second exemple emprunté à la tradition taoïste5 : l’archer Ki T ch’ang qui reçut de son maître cet enseignement : « Apprenez d’abord à ne pas cligner de l’œil, ensuite nous verrons comment tirer à l’arc. » Ki T ch’ang rentra chez lui, se glissa sous le métier à tisser de sa femme et suivit du regard le va-et-vient de la navette. Après deux ans de cet exercice, il ne cillait plus du tout, même si la pointe d’une alêne lui frôlait l’œil. Mais son maître lui dit : « T u n’y es pas encore. Il faut maintenant apprendre à voir grand ce qui est petit, distinctement ce qui est invisible. » Ki T ch’ang suspendit alors à sa fenêtre un pou sur un fil de crin. Et, de l’intérieur de la chambre, il s’appliqua à regarder fixement la bestiole. Au bout de dix jours, elle semblait peu à peu grandir. Trois ans plus tard, elle apparaissait aussi grande qu’une roue de char, si bien qu’il finit par voir les autres objets aussi énormes que des montagnes. Il prit alors un arc et une flèche, et il tira. Il perça le cœur du pou sans rompre le fil. À ces deux récits qui paraissent prôner un exercice systématique et presque monstrueux de la volonté, un adepte du zen objectera peut-être que, dans le véritable tir à l’arc6, la cible est atteinte sans avoir été visée, qu’elle ne saurait même être atteinte qu’à cette condition. uploads/Religion/ l-x27-art-de-la-concentration-feuga-pierre.pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jul 29, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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