Cahiers de civilisation médiévale La vertu et les vertus dans les œuvres d'Alai
Cahiers de civilisation médiévale La vertu et les vertus dans les œuvres d'Alain de Lille Philippe Delhaye Citer ce document / Cite this document : Delhaye Philippe. La vertu et les vertus dans les œuvres d'Alain de Lille. In: Cahiers de civilisation médiévale, 6e année (n°21), Janvier-mars 1963. pp. 13-25; doi : 10.3406/ccmed.1963.1257 http://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1963_num_6_21_1257 Document généré le 01/06/2016 Philippe DELHAYE La vertu et les vertus dans les œuvres d'Alain de Lille Le problème des vertus humaines a) Position du problème. — A lire les nombreuses œuvres d'Alain de Lille, une impression se dégage. Si chrétien qu'ait été cet auteur, il est loin d'avoir consacré toute son activité à la théologie ou à l'apostolat. Il a voulu faire œuvre philosophico-littéraire avec le De plandu et Y Anticlaudianus. Sans doute ces œuvres ressortissent-elles à ce que M. Gilson a appelé la « philosophie chrétienne », puisque l'incidence de la foi y est évidente ; mais, pour une bonne part, l'auteur parle au nom de la raison, de la nature. Il tient à marquer leur existence, leur poids à côté de celui de la foi. D'autre part, lorsque Alain fait de la théologie, il est plus attiré par les méthodes scolastiques et dialectiques proches de la philosophie que par l'Écriture Sainte ou les Pères. Il a peu écrit dans le domaine exégé- tique, en un temps où cependant foisonnaient les commentaires. Par contre, il est très attentif aux questions de méthode. Il veut que ses écrits théologiques soient bâtis selon les impératifs de la méthode aristotélicienne qui part de vérités premières pour déduire des conclusions. Très souvent aussi, il fait une large place aux auteurs païens. En cela, il dépend des abélardiens, des chartrains et des porrétains. Dès lors, sa présentation de la morale va avoir un sens et des contours très personnels. Son point de départ est la Nature dont Thierry de Chartres et, surtout, Guillaume de Conches lui ont appris l'importance et la polyvalence. Le même Guillaume de Conches dans le Moralium Dogma, ou tout au moins1 VYsagoge in theologiam, lui ont transmis les divisions que Cicéron et Macrobe donnent des vertus naturelles. Son problème consiste dès lors à voir comment ces vertus peuvent être confrontées avec les vertus pauliniennes de foi, d'espérance et de charité, comment surtout la charité joue en climat chrétien le rôle premier que les philosophes donnent à la nature. Une comparaison aidera mieux à situer l'enseignement d'Alain dans l'histoire des idées. Dix ans peut-être avant le Traité des vertus, les Sentences de Pierre Lombard ont exposé le problème de la vertu2. Elles l'ont fait d'un point de vue strictement augustinien. La vertu est un don, une qualité de l'homme que Dieu opère en nous, sans nous. Cette grâce se résume dans la charité, qui est infuse dans le cœur du chrétien et rayonne dans les autres vertus. Celles-ci ont d'ailleurs si peu d'importance qu'on les cite seulement pour mémoire, sans les classifier ni les subdiviser. On peut le dire, 1. Que le Traité des vertus, écrit vers 1165, dépende de VYsagoge in theologiam, composé entre 1141 et 1150, est un fait qui règle le sens des comparaisons et des dépendances. Pour ma part, je crois que le Moralium dogma fut composé par Guillaume de Conches et qu'il est une des sources de VYsagoge; mais ceci est un point de la controverse auquel je vais faire allusion et dont nous pouvons faire abstraction pour l'instant. — Je citerai l'édition de dom O. Lottin : Le traité d'Alain de Lille sur les vertus, les vices et les dons du Saint-Esprit, dans « Mediaeval Studies», t. XII, 1950, p. 20 et ss. La base en est le ms. Londres, Brit. Mus. Roy. 9 E XII, ff. 168 r°-2io v°. Le savant bénédictin a reproduit cette édition, tout récemment, dans Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe siècles, t. VI, Gembloux, 1961, en y ajoutant les leçons de Laon, 146, ff. 47 r°-73 v°. 2. Cf. Ph. Delhaye, Pierre Lombard, sa vie, ses œuvres, sa morale, Montréal, 1961. 13 PHILIPPE DEIvHAYE l'enseignement lombardien représente le volet opposé à celui d'Alain dans le diptyque de la théologie chrétienne de la vertu. L'enseignement du maître lillois va précisément tendre à montrer que le point de vue du Lombard n'est pas le seul élément de la question et qu'il faut en admettre un autre, celui des vertus humaines3. Celles-ci ne sont pas des non-valeurs, presque des péchés selon la rigueur de certains augustiniens. Chez les abélardiens, on trouve quelques essais de réduction des vertus de la tradition philosophique à la charité, mais ils ne vont pas très loin. Les Sententiae Hermani, en 1138, hésitent à affirmer, avec saint Augustin, que toute vertu est un aspect de la charité. Elles notent que certains préfèrent dire que les vertus sont seulement ex charitatei. Les Sententiae Parisienses posent bien en principe que toute vertu est charité. Mais, quand il s'agit de préciser, elles ajoutent : Et notan- dum quod omnis virtus caritas dicitur sed proprie iustitia caritas appellatur quia caritas est bona voluntas, similiter et iustitia. Alie vero virtutes non proprie caritas sed affecta caritatis dicuntur*. En quoi les vertus modifient-elles la charité ? Qu'y ajoutent-elles ? On ne nous le dit pas. On se trouve devant des formules brèves et peu claires. Quant à VYsagoge, dont Alain dépend massivement, il se contente de juxtaposer les deux sortes de vertu : Particionem virtutum hactenus pro- secuti, de tribus Mis disseramus, quas beatus Augustinus, ut ait Prosper, très summas virtutes dicit. He autem sunt fides, spes, caritas6. b) Énumération alanienne des vertus d'après les sources littéraires et philosophiques. — Lorsque, vers 1170, Pierre de Poitiers recense les différentes classes de vertu, il cite les vertus cardinales, les sept dons du Saint-Esprit, la foi, l'espérance et la charité. Il constate que, chez les théologiens, il n'y a pas d'autres divisions des vertus7. D'un point de vue historique, on ne peut que lui donner raison. Dans la sainte Écriture, on ne cesse de parler des vertus, sans guère d'ailleurs leur donner ce nom. Les listes de vertus sont rares et peu précises. De toutes celles qu'a données saint Paul8, l'enseignement courant n'en a guère retenu qu'une : foi, espérance, charité9. Saint Augustin y est peut-être pour quelque chose, puisqu'il a résumé toute vertu dans la charité basée et préparée par la foi et l'espérance10. Lorsqu'un saint Grégoire cherche à détailler les vertus, comme il le fait pour 3. Précisons bien l'usage des termes dont nous allons nous servir. I^e vocabulaire actuel de la théologie distingue, entre autres, les « vertus naturelles » et les « vertus morales infuses ». I,a vertu naturelle de justice, chez un pécheur privé de la grâce, est un habitus le poussant à rendre à chacun ce qui lui est dû. I,a vertu morale infuse de vertu (admise par la majorité des théologiens) est la même vertu assumée par la grâce et informée par la charité. Chez Alain, comme chez Hugues de Saint- Victor et chez saint Thomas (la 2ae, q. 55, a. 1, obj. 5), la virtus naturalis est un instinct, une puissance native qui sera la base d'une vertu quand elle sera reprise dans une série d'actes humains, mais qui ne l'est pas encore. I<a vertu naturelle au sens alanien est donc seulement le fondement de ce que l'on appellera à l'heure actuelle du même nom. Pour éviter toute équivoque j'appellerai « vertu native » ce qu'Alain dit virtus naturalis, et « vertu humaine » ce que la théologie actuelle désigne sous le nom de vertu naturelle. 4. Sententiae Hermani ( = Epitome in theologiam) [P.L., CI,XXVIII, 1749] : « Quidam tamen hanc auctoritatem Augustini quae est : Omnis virtus est charitas, sic exponunt : Omnis virtus est chantas vel ex charitate ; hoc autem propter eas virtutes quae non volun- tates sed magis potentiae sunt, ut in sequentibus melius apparebit. » 5. Sententiae Parisienses, éd. A. IyANDGRAF, Écrits théologiques de l'école d'Abélard, I/mvain, 1934, p. 51, 1. 25-26 ; p. 53, 1. 15-17 (cité ici). 6. Ysagoge in theologiam, éd. A. IyANDGRAP, ibid., p. 78, 1. 26-28. 7. Pierre de Poitiers, Sententiae, III, 27 (P.L., CCXI, 11 27) : « Facta divisione virtutum in quatuor cardinales virtutes et septem dona Spiritus Sancti, et iterum in très quae dicuntur fides, spes, charitas, ostensum est circa singulas quod qui habet unam, habet omnes. Cum ergo non soleat alio modo fieri divisio virtutum apud theologos quam aliquo praedictorum, constat omnem qui habet unam vir- tutem habere omnes. » 8. I<e r.p. Prat, dans sa Théologie de saint Paul, 14e éd., Paris, 1929, t. II, p. 559, donne cette liste : a) Quinze vertus compagnes de la charité (1 Cor. XIII, 1-7). b) Cinq vertus typiques du chrétien : miséricorde, mansuétude, humilité, douceur, longanimité (Col., III, 12 ; Eph., IV, 2). c) Neuf fruits de l'Esprit : charité, joie, paix, longanimité, mansuétude, bonté, foi, douceur, continence (Gal., V, 22-23). d) Trois fruits de la lumière : bonté, justice et vérité (Eph., V, 9). e) Vertus exigées uploads/Religion/ la-vertu-et-les-vertus-dans-les-oeuvres-d-x27-alain-de-lille 1 .pdf
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- Publié le Jui 09, 2022
- Catégorie Religion
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