« Les Dames galantes » au fil des mots DEUXIESME DISCOURS. SUR LE SUJET QUI CO
« Les Dames galantes » au fil des mots DEUXIESME DISCOURS. SUR LE SUJET QUI CONTENTE PLUS EN AMOURS OU LE TOUCHER, OU LA VEUE, OU LA PAROLE. Voicy une question, en matiere d’amours, qui meriteroit un plus parfait et meilleur discoureur que moy, sçavoir1 : qui2 contente plus3 en la joüissance d’amour, ou le tact qui est l’attouchement, ou la parole, ou la veuë ? M. Pasquier4, trés-grand personnage certes en sa jurisprudence, qui est sa profession, comme en autres belles et humaines sciences, en fait un discours dans ses lettres5 qu’il nous a laissé par escrit ; mais il y a esté par trop bref, et, pour estre si grand homme, il ne devoit tant là-dessus espargner sa belle parole comme il a fait : car, s’il l’eust vouluë un peu eslargir et en dire bien au vray et au naturel ce qu’il en eust sceu bien dire, sa lettre qu’il en a fait là-dessus en fust esté cent fois bien plus plaisante et agreable. 1 cf. « Les Dames galantes » au fil des mots 005, p. 21, note 152 (à sçavoir mon). 2 « qu’est-ce qui ; lequel » 3 (latinisme : comparatif, là où le français emploie le superlatif) 4 Étienne Pasquier [1529-1615], juriste (avocat-général du roi à la Chambre des comptes), humaniste, historien, poète 5 Brantôme fait allusion à une lettre de Pasquier à Ronsard, En quelle recommandation a eſté autre fois la Poëſie Françoiſe entre nous, publiée pour la première fois en 1586. 016 Les clichés sont tirés de l’édition de 1619. Cette lettre occupe les pages 87 à 94 du premier volume du recueil (pages 43 à 47 dans l’édition de 1586). Pasquier y évoque entre autres Thibaut de Champagne [1201-1253] : Et pour derniere concluſion de ſon œuure, il addreſſe quelques chanſons à quelques-vns de ſes amis, dans leſquelles ou il interroge, ou il eſt interrogé ſur quelques queſtions d’amour. Et me ſou- uient entre les autres d’vne qui eſt aſſez gentille, par laquelle il introduit le Comte Raoul de Soiſ- ſons, qui luy demande, lequel apporte plus de contentement à vn amant, ſentir & toucher ſamie ſans parler à elle, ou la veoir & parler à elle ſans la toucher : & comme Thibault ſoit pour le party du parler, Raoul replique, qu’au deuis y a pluſieurs hypocriſies qui mal-aiſément ſe rencontrent au toucher : conclud neantmoins Thibault que le plaiſir qui n’eſt accompagné du deuis, eſt vn contentement à taſtons. Le poème est un jeu-parti que propose Raoul de Soissons ; en voici la première strophe : Sire*, loëz moi a choisir * Thibaut, Navarrais par sa mère, D’un gieu ! Li quels doit melz valoir : devint roi de Navarre en 1234. Ou souvent s’amie sentir, Besier, acoler, sanz vëoir, Sanz parler et sanz plus avoir A tous jours mès de ses amors, Ou parler et vëoir touz jorz, Sanz sentir et sanz atouchier ? Se l’un en couvient a lessier, Voir page 33 complément à la note 12 Dites li quels est mains joianz Et du quel la joie est plus granz. (d’après Wallensköld, XLIII, p. 148.) Il en fonde son discours principal sur quelques rimes anciennes du comte Thibaud de Champagne, lesquelles je n’avois jamais veuës6, sinon ce petit fragment que ce M. Pas- quier produit là. Et trouve que ce bon et brave ancien chevallier dit trés-bien, non en si bons termes que nos gallants poëtes d’aujourd’huy, mais pourtant en trés-bon sens et bonnes raisons : aussi avoit-il un trés-beau et digne sujet pourquoy il disoit si bien, qui estoit la reine Blanche de Castille7, mere de saint Louis, de laquelle il fut aucunement espris, voire beaucoup, et l’avoit prise pour maistresse8. Mais, pour cela9, quel mal et quel reproche pour cette reine ? Encor qu’elle fust esté trés-sage et vertueuse, pouvoit- elle engarder10 le monde de l’aymer et brusler au feu de sa beauté et de ses vertus, puis- que c’est le propre de la vertu et d’une perfection que de se faire aymer ? Le tout est de ne se laisser aller à la volonté de celuy qui ayme. 6 (Comme le souligne Maurice Rat, la première édition des œuvres de Thibaut ne parut qu’en 1742.) 7 Félix Bourquelot, à propos de Thibaut : « Baptisé à l’église Saint Quiriace de Pro- vins, son parrain fut Philippe Auguste, roi de France qui l’éduqua à la cour. Il y fut confié aux bons soins de la reine Blanche de Castille, cousine de sa mère. » 8 Maurice Rat : « Au sens platonique et chevaleresque du mot : car quoi qu’en aient dit certains, qui se fondent sur des médisances dénuées d’autorité, la passion de Thibaut pour Blanche de Castille ne semble pas être sortie des bornes du pur amour. » (C’est moi qui souligne. La mise au point présente donc un intérêt, d’ordre lexical.) 9 « pour autant » 10 « empêcher » Voilà pourquoy il ne faut trouver estrange ny blasmer cette reine si elle fut tant aymée, et que, durant son regne et son autorité, il y ait eu en France des divisions et seditions et guerres : car, comme j’ay oüy dire à un trés-grand personnage, les divisions s’esmou- vent11 autant pour l’amour que pour les brigues de l’Estat, et, du temps de nos peres, il se disoit un proverbe ancien : que « tout le monde en vouloit du con de la reine folle12 ». 11 « sont provoquées autant par l’amour que par les ambitions politiques » ‖ esmu- event aboutit à esmeuvent, esmouvent est analogique des 4e et 5e personnes ; Montaigne, par exemple, emploie l’une ou l’autre forme 12 c’est-à-dire « folle de son corps, dévergondée » Je ne sçay pour quelle reine ce proverbe se fit, comme, possible13, fit ce comte Thibaud, qui, possible, ou pour n’estre bien traitté d’elle comme il vouloit14, ou qu’il en fust des- daigné, ou un autre mieux aymé que luy, conceut en soy ces depits qui le precipiterent et firent perdre en ces guerres et tumultes : ainsi qu’il arrive souvent, quand une belle ou grande reine, ou dame, ou princesse, se met à regir un Estat, un chacun desire la servir, honnorer et respecter, autant pour avoir l’heur d’estre bien venu d’elle et estre en ses bonnes graces comme de se vanter de regir et gouverner l’Estat avec elle et en tirer du profit. J’en alleguerois quelques exemples, mais je m’en passeray bien15. 13 « peut-être » 14 « parce qu’il n’était pas aussi bien traité par elle qu’il le souhaitait » 15 « Allusion voilée à la reine Catherine de Médicis et à ses favoris » estime Maurice Rat. Tant y a que16 ce comte Thibaut prit sur ce beau sujet, que je viens de dire, à bien escri- re, et, possible, à faire cette demande que nous represente M. Pasquier, auquel je renvoye le lecteur curieux, sans en toucher icy aucunes rimes, car ce ne seroit qu’une superfluité. Maintenant il me suffira d’en dire ce qu’il m’en semble, tant de moy que de l’advis des plus gallants que moy. 16 « Quoi qu’il en soit » Or, quant à l’attouchement, certainement il faut advoüer qu’il est trés-delectable, d’au- tant que la perfection de l’amour c’est de joüir, et ce joüir ne se peut faire sans l’attou- chement : car, tout ainsi que la faim et la soif ne se peut soulager et appaiser, sinon par le manger et le boire, aussi l’amour ne se passe ny par l’oüye ny par la veuë, mais par le tou- cher, l’embrasser, et par l’usage de Venus. A quoy le badin fat17 Diogenes Cinicus rencon- tra18 badinement, mais salaudement pourtant, quand il souhaittoit qu’il pust abattre sa faim en se frottant le ventre, tout ainsi qu’en se frottant la verge il passoit sa rage d’amour19. J’eusse voulu mettre cecy en paroles plus nettes, mais il le faut passer fort legerement20. Ou bien comme fit cet amoureux de Lamia21, qui, ayant esté par trop excessivement ran- çonné d’elle pour joüir de son amour, n’y put ou n’y voulut entendre ; et, pour ce, s’advisa, songeant en elle, se corrompre, se pollüer, et passer son envie en imagination : ce qu’elle ayant sceu, le fit convenir devant le juge qu’il eust à l’en satisfaire et la payer ; lequel ordon- na qu’au son et tintement de l’argent qu’il luy monstreroit elle seroit payée, et en passe- roit ainsi son envie, de mesme que l’autre, par songe et imagination, avoit passé la sienne. 17 (coïncidence : « badin » et « fat » sont tous deux empruntés à l’occitan) Brantôme traite Diogène le Cynique de « sot bouffon » 18 « eut un bon mot, fit une trouvaille spirituelle » 19 Diogène Laërce, VI, 46 : Ἐπ’ ἀγορᾶς ποτε χειρουργῶν, « Εἴθε, » ἔφη, « καὶ τὴν κοιλίαν ἦν παρατρίψαντα μὴ πεινῆν. » Un jour, en se masturbant sur la place publique, uploads/Religion/ les-dames-galantes-au-fil-des-mots-016.pdf
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- Publié le Fev 28, 2022
- Catégorie Religion
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