Jules Toutain De l'anthropomorphisme ou de l'introduction de l'élément humain d

Jules Toutain De l'anthropomorphisme ou de l'introduction de l'élément humain dans la religion. In: Journal des savants.1945. pp. 72-83. Citer ce document / Cite this document : Toutain Jules. De l'anthropomorphisme ou de l'introduction de l'élément humain dans la religion. In: Journal des savants.1945. pp. 72-83. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1945_num_2_1_2752 7â J. TOUTAIN DE L'ANTHROPOMORPHISME OU DE L'INTRODUCTION DE L'ÉLÉMENT HUMAIN DANS LA RELIGION. Erland Ehnmark. Anthropomorphism and mirarle. Uppsala-Leipzig, I Maintes survivances, de caractère rituel, iconographique ou verbal, attes taient encore dans les religions du monde gréco-romain, aux premiers siècles de l'ère chrétienne, qu'à l'origine certains cultes s'adressaient directement aux éléments et aux phénomènes naturels qui encerclaient et dominaient la vie humaine. De tels cultes ont été rendus aux sources, aux rivières, aux nappes d'eau, dont chacune était tenue en elle-même et par elle-même comme étant d'essence divine, était censée posséder un caractère et une puissance capable d'exercer un pouvoir surnaturel1. De même le culte des arbres s'est d'abord adressé à l'arbre lui-même, en Gaule par exemple au deus Fagus, le dieu Hêtre, au deus Robur, le dieu Chêne ou Rouvre2: une inscription d'Aime-en-Tarentaise, rédigée par un procurateur impérial, nous apprend qu'en pleine époque historique il restait encore dans le culte de Silvain le souvenir du temps où le frêne lui-même était dieu3, comme le hêtre, le chêne et sans doute la plupart des arbres. Nous avons essayé de montrer que sous la forme la plus an cienne le sentiment religieux était né de la crainte superstitieuse inspirée à l'homme par des forces impersonnelles qui agissaient autour de lui dans la nature et dont sa vie même dépendait, forces qui n'émanaient pas de lui et qu'il était impuissant à diriger, forces qui lui paraissaient hostiles et contre lesquelles il croyait se défendre ou qu'il espérait se rendre f avorables par des opérations magiques, par des incantations, des conjurat ions, des gestes appropriés4 . L'esprit humain n'en resta pas là. L'imagination des hommes en vint, après une série d'étapes dont la succession précise nous échappe, à per sonnifier ces forces sous l'aspect, avec la physionomie et le mode d'action 1. Pour la Grèce antique, J. Toutain, Nouvelles études de mythologie et d'histoire des eligions antiques, p. 269, 277, 288 ; — pour Rome et le monde romain, id., ibid., p. •a83, note 1. 2. J. Toutain, Les cultes païens dans l'empire romain, t. Ill, p. 296. 3. C. I. Lai, XII, io3. J. Toutain, Pro Alesia, Nlu série, 4e année, n0$ 16-17, p. i32. 4- J. Toutain, Alesia gallo-romaine et chrétienne, p. 50. INTRODUCTION DE L'ÉLÉMENT HUMAIN DANS LA RELIGION 1Ì qui caractérisent l'être humain. Le terme de cette évolulion, qui ne fut pas complète dans toutes les religions, puisque plusieurs d'entre elles donnèrent à telle ou telle de leurs divinités des formes animales ou semi- animales, ce fut l'anthropomorphisme grec où l'être divin, sauf de très rares exceptions, comme celles de Pan ou des Sirènes, est conçu et r eprésenté essentiellement sous les mêmes traits que l'être humain. Ce ne fut pas seulement dans sa forme extérieure, matérielle, que les Grecs se représentaient chaque divinité sur le modèle de l'homme ; ce fut sur le plan intellectuel et moral. Ils lui prêtèrent les sentiments, les passions, les joies, les douleurs qu'éprouve l'humanité. De tous 1rs êtres divins ils formèrent une société; entre les membres de cette société, ils imaginè rent des liens de famille, des rapports d'amitié, des rivalités, des jalou sies comme entre les humains. Les poèmes homériques tracent de cette société divine le tableau le [dus précis en même temps que le plus varié et le plus vivant ; c'est par eux et chez eux que nous connaissons le mieux l'anthropomorphisme hellénique. Il convient tontefois d'ajouter que l'activité divine ne connaît pas les limites imposées par la nature même à l'activité humaine, n'est pas sou mise en général à ce que l'on appelle d'habitude les lois naturelles. Si les êtres divins peuvent agir comme les hommes, ils disposent en outre de pouvoirs surnaturels dont ceux-ci sont totalement privés, et leur interven tion dans les affaires humaines paraît souvent contraire à l'ordre normal des choses. C'est ce que M. Erland Ehnmark appelle |e « Miracle »*. Dans la première partie de son ouvrage intitulé « Anthropomorphism and Miracle », plus particulièrement consacrée à l'élude du « Miracle » dans les poèmes homériques, l'auteur montre que, si le résultat de l'i ntervention divine est toujours représenté avec précision et force détails, au contraire nous ne sommes pas renseignés sur le mécanisme de cette intervention. Et M. Ehnmark cite plusieurs cas où il en est ainsi : par exemple, lorsque les dieux punissent par des prodiges le sacrilège que les compagnons d'Ulysse ont commis en égorgeant les génisses chères à Hélios2, lorsqu' Athéna inflige un rire inextinguible aux prétendants qui exigent la soumission de Pénélope à leurs désirs3, lorsqu'Héra fait parler Xanthos, l'un des chevaux d'Achille, au moment où le héros part pour 1. Le Journal des savants a déjà eu l'occasion de signaler une importante étude de M. E. Ehnmark, The idea of God in Homer ; 1987, p. a3o. 2. Odyssée, XII, 394. 3. Ibid., XX, 345. SAVANTS. 10 74 J. T0UTA1N aller combattre Hector1 ; lorsqu'Apollun détourne du but visé la flèche lancée par Teucer2 ; ou encore lorsqu'Athéna rajeunit Laërte3. « Si an- thropomorphique que soit la description des dieux qui accomplirent ces miracles, l'aspect humain se limite à leur forme, à leurs attributs; mais il n'est pas appliqué au mode même de leur action »4. II arrive que l'intervention divine semble relever de la magie; ains1 lorsque Poseidon infuse une vigueur extraordinaire aux deux Ajax en les touchant simplement de son sceptre5, lorsqu'Alhéna fait d'Ulysse un vieux mendiant en le frappant de sa baguette6, c'est le même procédé que Cir ce emploie pour transformer en pourceaux les compagnons d'Ulysse, après leur avoir fait boire un breuvage empoisonné". L'attribution à la divinité de pouvoirs magiques esi peut-être dans la poésie homérique une survivance de superstitions plus anciennes. Même dans ces cas-là il est difficile de savoir comment l'opération s'accomplit, et l'on ne peut dé crire que la succession apparente des faits. Dans quelques cas toutefois le mécanisme du miracle se laisse aperce voir sous une forme concrète. Les dieux possèdent le pouvoir de se ren~ dre eux-mêmes invisibles ou de rendre des mortels invisibles pour les sauver ou pour les préserver d'un danger qui les menace. Les exemples de tels miracles sont nombreux dans les poèmes homériques ; pour les réaliser, les dieux, raconte le poète, s'enveloppent ou enveloppent les mortels dans un nuage ou, nuême pendant le jour, dans une obscurité comparable à la nuit8. Quoiqu'il en soit, on peut affirmer qu'en général le miracle reste inex pliqué. Ce qui nous est décrit, ce sont plutôt les circonstances dans le squelles il se produit et l'impression qu'il fait sur le spectateur II n'est pas rare, non plus, que la divinité, pour réaliser le miracle, use uniquement de moyens d'action naturels, agisse d'une façon purement anthropomorphique. Ici le privilège divin consiste dans le choix du mo ment où le dieu se manifeste et dans l'exercice d'un pouvoir plus grand que celui des mortels9. Il arrive aussi que le dieu agisse par sa seule vo- 1. Iliade, XIX, 407. 2. Ibid., XXIII, 865. 3. Odyssée, XXIV, 36? . 4. E. Ehnmark, op laud., p. 3. 5. Iliade, XIII, 59. 6. Odyssée, XIII, 429. n. Ibid., X, 238 ; cf. 3iq,- 38g. 8. E. Ehnmark, op laud., p. 8 et suiv. 9. Id., ibid., p. 12 et suiv. INTRODUCTION DE L'ÉLÉMENT HUMAIN DANS LA RELIGION 75 lonté, dont les effets sont directs et immédiats, sans aucune intervention, sans aucun emploi d'un procédé concret. Ainsi l'intervention divine dans la vie humaine, le miracle, figuredaus les poèmes homériques sous des formes variées. Est-il possible de déter miner à quel stade dans l'évolution des sociétés humaines correspond telle ou telle de ces formes ? Cauer, dans ses Grundfragen der Homev- kritik{, pense que les récits de miracles riches en détails reflètent une conception religieuse très ancienne, antérieure à celle dont lémoiguent les récits muets sur le mécanisme du miracle ou l'attribuant, à la seule volonté des dieux. Erland Ehnmark combat celle théorie, selon la mé thode de J. Frazer, en accumulant des exemples empruntés aux religions des peuples dits primitifs. Il cite, entre autres, le cas des indigènes de Guadalcanal, une des îles Salomon en Oceanie, qui ne savent pas du tout comment agit Namana, le pouvoir que possèdent les êtres surnaturels; la seule réponse faite aux questions posées à ce sujet est que seuls les Esprits en sont informés3. 11 en est de même chez les Esquimaux. A un explorateur qui leur demandait l'explication de certains de leurs tabous et de diverses règles de leur vie, il fut répondu : « Toutes nos coutumes viennent de notre vie et se rapportent à notre vie ; nous n'expliquons rien, nous ne croyons à rien... Nous craignons l'esprit de la terre ; nous craignons les uploads/Religion/ de-l-x27-anthropomorphisme-ou-de-l-x27-introduction-de-l-x27-element-humain-dans-la-religion.pdf

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  • Publié le Jan 19, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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