MONTESQUIEU ŒUVRES COMPLÈTES ÉDITION ÉDOUARD LABOULAYE GARNIER FRÈRES, 1875 DIS
MONTESQUIEU ŒUVRES COMPLÈTES ÉDITION ÉDOUARD LABOULAYE GARNIER FRÈRES, 1875 DISSERTATION SUR LA POLITIQUE DES ROMAINS DANS LA RELIGION DISSERTATION SUR LA POLITIQUE DES ROMAINS DANS LA RELIGION LUE A L’ACADÉMIE DE BORDEAUX LE 18 JUIN 17161. Ce ne fut ni la crainte ni la piété qui établit la religion chez les Romains ; mais la nécessité où sont toutes les sociétés d’en avoir une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à ré- gler le culte et les cérémonies qu’à donner des lois et bâtir des murailles2. Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion pour l’État, et les autres l’État pour la religion3. Romulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politique : le culte et les céré- monies qu’ils instituèrent furent trouvés si sages, que, lorsque les rois furent chassés, le joug de la religion fut le seul dont ce peuple, dans sa fureur pour la liberté, n’osa s’affranchir4. Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne pensèrent point à la réformation des mœurs, ni à donner des principes de morale5 ; ils ne voulurent point gêner des gens qu’ils ne connaissaient pas encore6. Ils n’eurent donc d’abord qu’une vue générale, qui était d’inspirer à un peuple, qui ne crai- gnait rien, la crainte des dieux, et de se servir de cette crainte pour le conduire à leur fantaisie. Les successeurs de Numa n’osèrent point faire ce que ce prince n’avait point fait : le peuple, qui avait beaucoup per- du de sa férocité et de sa rudesse, était devenu capable d’une plus grande discipline. Il eût été facile d’ajouter aux cérémo- nies de la religion des principes et des règles de morale dont elle manquait ; mais les législateurs des Romains étaient trop clair- voyants pour ne point connaître combien une pareille réforma- tion eût été dangereuse : c’eût été convenir que la religion était défectueuse ; c’était lui donner des âges7, et affaiblir son autorité en voulant l’établir. La sagesse des Romains leur fit prendre un meilleur parti en établissant de nouvelles lois. Les institutions humaines peuvent bien changer, mais les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes. Ainsi le sénat de Rome, ayant chargé le préteur Pétilius8 d’examiner les écrits du roi Numa, qui avaient été trouvés dans un coffre de pierre, quatre cents ans après la mort de ce roi, ré- solut de les faire brûler, sur le rapport que lui fit ce préteur que les cérémonies qui étaient ordonnées dans ces écrits différaient beaucoup de celles qui se pratiquaient alors ; ce qui pouvait jeter des scrupules dans l’esprit des simples, et leur faire voir que le culte prescrit n’était pas le même que celui qui avait été institué par les premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie. On portait la prudence plus loin : on ne pouvait lire les livres sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnait même que dans les grandes occasions, et lorsqu’il s’agissait de conso- ler les peuples. Toutes les interprétations étaient défendues ; ces livres mêmes étaient toujours renfermés ; et, par une précaution si sage, on ôtait les armes des mains des fanatiques et des sédi- tieux. Les devins9 ne pouvaient rien prononcer sur les affaires pu- bliques sans la permission des magistrats ; leur art était absolu- ment subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait été ainsi ordonné par les livres des pontifes, dont Cicéron nous a conser- vé quelques fragments10. Polybe met la superstition au rang des avantages que le peuple romain avait par-dessus les autres peuples : ce qui paraît ridicule aux sages est nécessaire pour les sots ; et ce peuple, qui se met si facilement en colère, a besoin d’être arrêté par une puis- sance invincible. Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques du paganisme11 ; mais on ne les trouvera point ridicules, si on fait réflexion que, dans une religion toute populaire comme celle-là, rien ne paraissait extravagant : la crédulité du peuple réparait tout chez les Romains : plus une chose était contraire à la raison humaine, plus elle leur paraissait divine. Une vérité simple ne les aurait pas vivement touchés : il leur fallait des su- jets d’admiration, il leur fallait des signes de la divinité ; et ils ne les trouvaient que dans le merveilleux et le ridicule. C’était à la vérité une chose très-extravagante de faire dé- pendre le salut de la république de l’appétit sacré d’un poulet et de la disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui in- troduisirent ces cérémonies en connaissaient bien le fort et le faible, et ce ne fut que par de bonnes raisons qu’ils péchèrent contre la raison même12. Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens d’esprit en auraient été la dupe aussi bien que le peuple, et par là on aurait perdu tout l’avantage qu’on en pouvait at- tendre : il fallait donc des cérémonies qui pussent entretenir la superstition des uns, et entrer dans la politique des autres13 : c’est ce qui se trouvait dans les divinations. On y mettait les ar- rêts du ciel dans la bouche des principaux sénateurs, gens éclai- rés, et qui connaissaient également le ridicule et l’utilité des di- vinations. Cicéron dit14 que Fabius, étant augure, tenait pour règle que ce qui était avantageux à la république se faisait toujours sous de bons auspices. Il pense, comme Marcellus15, que, quoique la crédulité populaire eût établi au commencement les augures, on en avait retenu l’usage pour l’utilité de la république ; et il met cette différence entre les Romains et les étrangers, que ceux-ci s’en servaient indifféremment dans toutes les occasions, et ceux- là seulement dans les affaires qui regardaient l’intérêt public. Cicéron16 nous apprend que la foudre tombée du côté gauche était d’un bon augure, excepté dans les assemblées du peuple, prœterquam ad comitia. Les règles de l’art cessaient dans cette occasion : les magistrats y jugeaient à leur fantaisie de la bonté des auspices, et ces auspices étaient une bride avec laquelle ils menaient le peuple. Cicéron ajoute : Hoc institutum reipubli- cœ causa est, ut comitiorum, vel in jure legum, vel in judiciis po- puli, vel in creandis magistratibus, principes civitatis essent inter- pretes17. Il avait dit auparavant qu’on lisait dans les livres sacrés : Jove tonante et fulgurante, comitia populi habere nefas esse18. Ce- la avait été introduit, dit-il, pour fournir aux magistrats un pré- texte de rompre les assemblées du peuple19. Au reste, il était in- différent que la victime qu’on immolait se trouvât de bon ou de mauvais augure ; car lorsqu’on n’était pas content de la pre- mière, on en immolait une seconde, une troisième, une qua- trième, qu’on appelait hostiœ succedaneœ. Paul Émile voulant sacrifier fut obligé d’immoler vingt victimes : les dieux ne furent apaisés qu’à la dernière, dans laquelle on trouva des signes qui promettaient la victoire. C’est pour cela qu’on avait coutume de dire que, dans les sacrifices, les dernières victimes valaient tou- jours mieux que les premières. César ne fut pas si patient que Paul Émile : ayant égorgé plusieurs victimes, dit Suétone20, sans en trouver de favorables, il quitta les autels avec mépris, et entra dans le sénat. Comme les magistrats se trouvaient maîtres des présages, ils avaient un moyen sur pour détourner le peuple d’une guerre qui aurait été funeste, ou pour lui en faire entreprendre une qui aurait pu être utile. Les devins, qui suivaient toujours les armées, et qui étaient plutôt les interprètes du général que des dieux, inspiraient de la confiance aux soldats. Si par hasard quelque mauvais présage avait épouvanté l’armée, un habile général en convertissait le sens et se le rendait favorable ; ainsi Scipion, qui tomba en sautant de son vaisseau sur le rivage d’Afrique, prit de la terre dans ses mains : « Je te tiens, dit-il, ô terre d’Afrique ! » Et par ces mots il rendit heureux un présage qui avait paru si funeste. Les Siciliens, s’étant embarqués pour faire quelque expédi- tion en Afrique, furent si épouvantés d’une éclipse de soleil, qu’ils étaient sur le point d’abandonner leur entreprise ; mais le général leur représenta « qu’à la vérité cette éclipse eût été de mauvais augure si elle eût paru avant leur embarquement, mais que, puisqu’elle n’avait paru qu’après, elle ne pouvait menacer que les Africains ». Par là il fit cesser leur frayeur, et trouva, dans un sujet de crainte, le moyen d’augmenter leur courage. César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point passer en Afrique avant l’hiver. Il ne les écouta pas, et prévint par là ses ennemis, qui, sans cette diligence, auraient eu le temps de réunir leurs forces. Crassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son cou- teau des mains, on en prit un mauvais augure ; mais il rassura le peuple en lui disant : « Bon courage ! au moins mon épée ne m’est uploads/Religion/ montesquieu-09-dissertation-grand.pdf
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- Publié le Jui 23, 2021
- Catégorie Religion
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