Klesis – Revue philosophique – 2010 : 16 – Humanité et animalité 201 Penser l’a
Klesis – Revue philosophique – 2010 : 16 – Humanité et animalité 201 Penser l’animal dans le catholicisme français contemporain (1940-2010) Éric Baratay1 Le discours catholique, principalement celui des clercs mais aussi celui des laïcs, de plus en plus important et autonome au XXe siècle2, doit être considéré de très près dans toute réflexion sur la situation actuelle ou sur l'histoire de la philosophie et de l'éthique animales. En effet, sa volonté de rendre compte de la genèse et de l'agencement du monde, de la situation, du rang et du devenir des créatures de Dieu, le conduit peu ou prou à penser l'animal ou, au moins, à prendre position dans les débats au sujet de celui-ci, qui prennent une place croissante dans la réflexion occidentale depuis une trentaine d'années. D'autre part, le rôle fondamental que ce discours catholique a joué dans la formation et l'évolution des consciences d'une bonne partie de l'Occident de l'antiquité jusqu'à nos jours nous oblige à tenir compte de ses caractéristiques et de son évolution pour comprendre la genèse et la structure des positions actuelles. Le cas français, pris ici comme exemple, permet de comprendre l'origine des fortes réserves voire des franches hostilités du monde catholique vis-à-vis de l'éthique animale, et en dernier lieu vis-à-vis de la philosophie anglo-saxonne ; hostilités qui nourrissent en bonne partie celles exprimées par de nombreux intellectuels, journalistes, écrivains, souvent non-pratiquants mais aussi souvent d'origine et de culture catholiques. Le cas français montre aussi que, derrière l'apparence monolithique du catholicisme et à l'instar de la société dans son ensemble, les approches sont de plus en plus diverses et ne sont pas figées, qu'elles évoluent à la fois par oppositions et par interactions entre elles. Aborder la question de l'animal dans le catholicisme contemporain, c'est d'abord se trouver devant un certain vide au regard du nombre restreint de documents disponibles : peu de mentions de l'animal et de l'animalité dans les ouvrages de théologie et de pastorale, peu de présence dans les espaces sacrés, que ce soit dans l'iconographie ou dans les cérémonies. Cette discrétion est l'aspect le plus marquant de 1 Professeur d'histoire contemporaine à l'université Jean Moulin, Lyon 3, spécialiste de l'histoire des relations hommes-animaux aux époques modernes et contemporaines, a publié, entre autres, L'Eglise et l'animal (XVII-XXe), Cerf, 1996, et récemment La Société des animaux, de la Révolution à la Libération, La Martinière, 2008. 2 Les clercs seront indiqués par un * pour les distinguer des laïcs. Klesis – Revue philosophique – 2010 : 16 – Humanité et animalité 202 la période contemporaine car elle contraste avec une habitude très ancienne dans le christianisme de se servir de l'animal pour enseigner et vivre la religion. Mentionnons simplement François d'Assise méditant sur les animaux pour élever son âme jusqu'à Dieu, François de Sales érigeant les mœurs des abeilles en modèle de vie pour les religieuses, Jean-Marie Vianney, curé d'Ars, priant dans les bois en écoutant les oiseaux. Rappelons aussi l'importance fondamentale du bestiaire dans l'iconographie des églises, du Moyen Âge jusqu'aux années 19403. L'effacement contemporain est le fruit de deux circonstances majeures. D'une part, la fin de la querelle avec la philosophie des Lumières puis avec la science matérialiste du XIXe siècle à propos de la nature de l'homme, qui obligeait à sans cesse parler de l'animal pour les distinguer. D'autre part, l'abandon du rôle d'intermédiaire et de missionnaire que les bêtes tenaient entre les hommes et Dieu : l'animal modèle, autrefois sans cesse utilisé dans les sermons pour édifier les fidèles, est oublié à partir des années 1920 ; le bestiaire symbolique est progressivement délaissé dans les décennies 1930-1950 ; l'animal agent de Dieu ou du démon, auparavant omniprésent dans les vies des saints voire dans la vie quotidienne, n'est plus évoqué à partir des années 19504. C'est donc une autre religion qui est créée à partir du milieu du siècle, centrant son propos sur la seule humanité et divorçant avec le monde environnant. Les raisons relèvent en bonne partie de l'histoire interne de l'Église : l'attirance du jeune clergé et des militants des années 1940-1960, souvent issus des classes moyennes urbaines, pour une religion intériorisée, rationnelle, méfiante envers des pratiques populaires s'aidant de la nature pour s'entretenir avec Dieu ; la transformation de la pastorale, avec l'abandon de méthodes jugées trop liées à un monde rural dépassé et l'adoption de formes plus adaptées au monde urbain ; la volonté de réconcilier la religion avec la société moderne par la simplicité et le dépouillement du culte. Cependant, d'autres raisons concernent directement notre propos, notamment un changement de la place et du rôle de l'animal dans la création, ainsi qu'une forte amplification de l'anthropocentrisme. Car l'Église se convertit à l'évolutionnisme entre les années 1920 et la décennie 1960, après avoir été farouchement hostile à cette idée5. Cela lui permet d'être à nouveau en phase avec le monde intellectuel et scientifique, et même, grâce au rayonnement du jésuite Teilhard de Chardin, de donner un fort écho à des thèses qui ne font plus l'objet d'une critique virulente comme au XIXe siècle et qui peuvent apparaître plausibles. La conversion à l'évolutionnisme permet de les affirmer avec force et, contrairement à ce qu'on pourrait croire, de mieux différencier l'homme de l'animal, de transformer la coupure traditionnellement placée entre les deux créatures en un véritable 3 Sur cette longue histoire : E. Baratay, L'Église et l'animal (France, XVIIe-XXe siècle), Paris, Cerf, 1996, et « L'Anthropocentrisme du christianisme occidental », in B. Cyrulnik (dir.), Si les lions pouvaient parler. Essais sur la condition animale, Paris, Gallimard, 1998. 4 L'abandon est conscient et revendiqué : A. Sertillanges*, Catéchisme des incroyants, Paris, Flammarion, 1930, tome 3, p. 186 ; Vies des saints et des bienheureux, Paris, Letouzey et Ané, 1959, tome 13, p. 7-11. 5 B. de Solages*, La Pensée chrétienne face à l'évolution, Toulouse, Imprimerie du Centre, 1947. Klesis – Revue philosophique – 2010 : 16 – Humanité et animalité 203 fossé. En acceptant l'idée d'une création exclusivement matérielle pour les animaux mais en la refusant pour l'homme, en insistant sur l'intervention particulière de Dieu pour infuser l'âme humaine qui transforme totalement le corps préexistant, les clercs peuvent ne faire de l'animal ancêtre qu'une simple « matière déjà existante et vivante », soutenir que les créations sont très différentes et que les parentés ne sont qu'apparentes6. Ils insistent sur la présence d'une discontinuité en profondeur, d'ordre psychique, qui surpasserait largement la continuité corporelle et qui permettrait d'affirmer que l'homme n'est pas un animal évolué mais bien autre chose. Avec l'introduction de l'âme, qui ferait apparaître subitement et entièrement la pensée, un brusque saut apparaitrait dans l'évolution et créerait un abîme entre le règne antérieur de la vie (la biosphère de Teilhard de Chardin) et celui de l'esprit (la noosphère), c'est-à-dire de l'homme7. Si de plus en plus de théologiens tiennent compte des acquis de la science, s'ils acceptent de remettre en question des notions trop floues, comme l'instinct animal, sous l'effet des premiers travaux d'éthologie, ils refusent constamment d'accorder une intelligence de nature spirituelle aux bêtes, de n'installer qu'une différence de degré avec l'homme. L'animal a une intelligence matérielle, une faculté d'adaptation, mais il ne peut rejoindre l'homme transcendé par la réflexion, et d'une nature autre8. Tout en redéfinissant les créatures, la théologie évolutionniste leur donne une nouvelle place en changeant la représentation de l'univers. À une création statique, où les créatures sont échelonnées de la terre au ciel, de la matière à Dieu, en passant par les plantes, les animaux, les hommes et les anges, succède une création dynamique, où l'étagement entre les créatures n'est plus spatial mais temporel, à travers trois étapes successives, théorisées par Teilhard de Chardin et reprises par beaucoup de théologiens dans les années 1940-1970 : la lithosphère (matière), la biosphère (vie), la noosphère (pensée). Seule créature terrestre censée avoir franchi ce dernier stade, l'homme n'est plus considéré comme le centre de la création mais comme la flèche de l'évolution et, pour les teilhardiens qui croient en une progression du monde vers Dieu, comme la seule possibilité de marche en avant, vers Lui9. À l'inverse, dans ce contexte anthropofinaliste où la nature ne prend de sens qu'avec l'avènement de l'homme, où sa justification ne se trouve plus que dans la préparation de cette arrivée, le monde animal n'est considéré que comme l'ensemble modeste des essais et des ébauches qui ont précédé. Maintenant situé en arrière de l'évolution, il représente, comme l'écrit Mgr Bruno de Solages en 1962, « l'Ancien Testament de l'homme », dont le rôle historique est terminé10. 6 M. Grison*, Problèmes d'origine. L'univers, les vivants, l'homme, Paris, Letouzey et Ané, 1954, p. 298, qui cite Pie XII et l'encyclique Humani Generis, 1950. 7 P. Teilhard de Chardin*, Le Phénomène humain, Paris, Seuil, 1955, p. 179. 8 G. Cruchon*, « Affectivité animale et sentiments humains », in Psychisme animal et âme humaine, Paris, Spes, 1954, p. 122. 9 P. Teilhard de Chardin*, op. cit., p. 156 ; A. Sertillanges*, L'Univers et l'âme, Paris, Editions Ouvrières, 1965, p. 47. 10 Initiation uploads/Religion/ penser-l-x27-animal-dans-le-catholicisme-francais-contemporain-1940-2010-eric-baratay-pdf.pdf
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- Publié le Apv 03, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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