MEFRM – 126/1 – 2014, p. 361-378. Trois récits occidentaux de la descente du fe

MEFRM – 126/1 – 2014, p. 361-378. Trois récits occidentaux de la descente du feu sacré au Saint-Sépulcre (Pâques 1101) Polyphonie chrétienne et stratégies discursives Camille Rouxpetel C. Rouxpetel, Université Paris-Sorbonne - UMR 8596, Centre Roland Mousnier (CRM-CNRS) / IRCOM Histoire et civilisation, rouxpetel.camille@orange.fr Comment comprendre l’écho que trouve dans les sources occidentales le retard de l’apparition du feu sacré au Saint- Sépulcre lors des célébrations pascales de 1101 ? Le récit de cet événement, à première vue peu favorable aux maîtres du nouveau royaume de Jérusalem, par trois chroniqueurs principaux, Foucher de Chartres, Bartolf de Nangis et Guibert de Nogent, permet de saisir les ressorts des stratégies discursives élaborées par les membres de la société dominante, pour légitimer leur présence et leur statut dans un contexte né de la conquête militaire. Le texte devient alors lui-même acteur et lieu de la latinisation ecclésiologique, politique et territoriale de la Terre sainte. Chrétiens d’Occident et d’Orient, croisade, Jérusalem, latinisation, altérité, stratégies de légitimation. How can one explain the fact that the delay in the apparition of the Holy Fire at the Church of the Holy Sepulchre during the Easter celebration of 1101 had such an impact in western sources ? The account that three chroniclers – Fulcher of Chartres, Bartolf of Nangis and Guibert of Nogent – made of an event that didn’t look favourable to the masters of the new kingdom of Jerusalem enables one to make out the discursive strategies that the members of the dominant society had set up to legitimize their presence and status in the context of military conquest. The text thus becomes itself an agent and the recepient of the ecclesiological, political, territorial latinisation of Holy Land. East and West Christians, crusade, Jerusalem, latinisation, otherness, legitimation strategies. Selon une tradition remontant à la période patristique, le Samedi saint, l’obscurité ayant été faite dans le Saint-Sépulcre, une lampe suspendue au dessus du tombeau du Christ est miraculeuse­ ment illuminée par un feu venu du ciel, symbole de la Résurrection1. Ce feu sacré est ensuite transmis 1. Leclercq, Pâques. L’illumination miraculeuse du tombeau est mentionnée pour la première fois chez les Grecs au IVe siècle par Grégoire de Nysse dans la cinquième homélie pascale, « Sur la résurrection de notre Seigneur Jésus Christ », PG 46, 628-652 : « Devant ce spectacle, Pierre et ses compagnons ont cru, après avoir vu non pas simple­ ment, mais avec un esprit assuré et apostolique. En effet, le tombeau était empli de lumière et, ainsi, alors qu’il faisait encore nuit, ils ont vu l’intérieur de deux manières, avec leurs yeux et avec l’esprit » (Grégoire de Nysse, Le Christ de cierge en cierge par les pèlerins affluant en pascal, p. 87-88). Au VIIIe siècle, dans les chants litur­ giques, Jean Damascène rapporte également le témoignage de Pierre voyant le tombeau illuminé. Chez les Latins la première mention de la liturgie liée à l’illumination mira­ culeuse du tombeau du Christ revient à Bernard le Moine, dans le récit de sa Peregrinatio, composé vers 870 : De hoc sepulcro non est necesse plura scribere, cum dicat Beda in historia sua inde sufficientiam. Hoc tamen dicendum est, quod sabbato sancto, quod est vigilia Pasche, mane officium incipiatur in hac ecclesia, et post peractum officium Kyrie eleison canitur, donec, veniente angelo, lumen in lampadibus accendatur, que pendent super predictum sepulcrum, de quo dat patriarcha episcopis et reliquo populo, ut illuminet sibi unusquisque in suis locis (Itinera hierosolymitana, p. 314-315) : « Il n’est pas nécessaire d’en écrire davantage au sujet de ce sépulcre, car ce qu’en dit Bède dans son histoire est suffisant. Il convient cependant de dire que, le samedi saint, la veille de Pâques, au matin, Trois récits occidentaux de la descente du feu sacré au Saint-Sépulcre (Pâques 1101) Camille Rouxpetel 362 nombre. Or, en 1101, dans les premières années du royaume latin de Jérusalem, le miracle du feu sacré, miracle annoncé et attendu, ne survient pas et se fait attendre. De cet épisode il existe plusieurs narrations occidentales, dont trois émanant de mémorialistes de la première croisade – Foucher de Chartres, Bartolf de Nangis et Guibert de Nogent2. Le récit de Foucher de Chartres (1058- 1127), membre de l’armée de la première croisade auprès d’Étienne, comte de Blois, puis chapelain de Baudouin Ier3 et enfin chanoine du Saint-Sépulcre, constitue la source principale des deux autres mémorialistes, et surtout de Guibert de Nogent (c. 1055-c. 1125), qui, contrairement à Bartolf de Nangis, n’a pas participé à la première croisade et ne s’est jamais rendu à Jérusalem. Si la présence de Foucher de Chartres lors de la célébration pascale de 1101 est discutée, il se met lui-même en scène dans son récit, écrit à la première personne du singulier ou du pluriel, légitimant ainsi son discours par la valeur de son témoignage4. Ces trois récits apparaissent d’abord comme l’histoire d’une attente et d’une angoisse, celle des chrétiens indi­ gènes et des récents conquérants de la cité sainte, confrontés à la suspension de la manifestation de la grâce divine, à peine la ville sainte prise par les croisés (1099). Dès lors, comment expliquer le paradoxe d’un épisode de prime abord équivoque, mais très bien rapporté par les sources latines ? L’étude de la diversité des voix des narrateurs et des acteurs, des formes et des contenus, d’une l’office est entamé dans cette église et, après qu’il a été accompli, l’on chante le Kyrie eleison jusqu’au moment où, un ange venant, la lumière est allumée dans les lampes qui sont suspendues au-dessus dudit sépulcre, puis transmise par le patriarche aux évêques et au reste du peuple, pour que chacun puisse, au lieu où il se trouve, illuminer [un cierge] pour lui-même ». Je remercie Jacques Paviot de m’avoir mise sur la voie de ces références. 2. Il convient d’y ajouter les relations de l’Anonyme Rhénan (X, 37, RHC Occ., V, p. 513-515), de Caffaro (cap. XIV, RHC Occ., V, p. 61) et du chroniqueur bénédictin Ekkehard (RHC Occ., V, p. 36). 3. Comte d’Édesse puis premier roi de Jérusalem. 4. Heinrich Hagenmeyer estime que Foucher de Chartres n’en a pas été le témoin direct, bien qu’il se mette lui-même en scène durant son récit. Il met également en doute le fait que Foucher soit lui-même l’auteur de ce passage (Foucher de Chartres, note 5, p. 395-396). Qu’il en soit l’auteur ou qu’un contemporain ou un successeur lui ait attribué ce récit et l’ait ainsi légitimé par l’autorité de son témoignage, ne modifie pas pour autant la signification donnée à la narration de l’épisode du feu sacré. part, et de la concurrence pour et dans l’espace d’autre part, permettra de comprendre le jeu des acteurs et les significations revêtues par les récits de cet événement singulier. Les discours produits tissent en effet des liens entre les actes décrits et accomplis, relèvent de logiques de légitimation, conscientes ou inconscientes, et produisent des contextes, certes textuels, mais aussi religieux, sociaux, culturels, ecclésiologiques ou géopoli­ tiques, à la fois hiérosolymitains, ultramarins et romains. LA DRAMATISATION DE L’ATTENTE Après avoir dressé le cadre de son récit – la basilique du Saint-Sépulcre, la veille de Pâques, emplie de la foule des fidèles et résonnant de leurs prières et des lectures et des chants des officiants – Foucher de Chartres décrit l’attente de la foule, parmi laquelle il dit se trouver : lumen almum alicubi in ecclesia iam accendi speravimus. sed cum sursum ac deorsum, hac et illac humillimo corde intueremur, quia nondum venerit, id vidimus expectantes sanctum ignem5. Le lecteur suit alors les méandres de l’attente à travers les yeux, les oreilles et les sentiments du narrateur, témoin de l’événement6. Ce sont ses perceptions sensitives et ses réactions affectives et spirituelles qui mènent le récit, guident le lecteur, dessinent les lieux et dépeignent les acteurs – leurs voix, leurs paroles, leurs gestes, leurs sentiments, leur spiritualité. Ainsi, la perception du divin et l’expression de la foi passent-elles d’abord par le corps. Le texte devient un territoire sensoriel et spirituel rendant compte de la double dimension charnelle et spirituelle du christianisme, religion de l’Incarnation. Les trois mémorialistes produisent les conditions textuelles et concrètes d’une expé­ rience sensuelle du divin dans lesquelles ils s’ins­ crivent, se révélant être à la fois l’un des contextes de l’observation et de l’écriture et une stratégie de légitimation de leur parole et de leur présence. 5. Ibid., p. 831 : « nous espérions que la lumière nourricière avait déjà été allumée quelque part dans l’église et, comme nous regardions vers le haut et vers le bas, par ici et par là, le cœur très humble, attendant le feu saint, nous vîmes qu’il n’était pas encore venu ». 6. Sur le statut et la valeur reconnus à l’expérience au Moyen Âge, en lien avec la théorie de la connaissance, voir Grellard 2004. 363 À l’espoir succède bientôt le désespoir des chrétiens, désespoir conduisant à une modifica­ tion de l’attitude et de la parole, visant à expliquer l’absence du miracle d’une part et à provoquer son apparition d’autre part. uploads/Religion/ rouxpetel-trois-recits-occidentaux-de-la-descente-du-feu-sacre-saint-sepulcre.pdf

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  • Publié le Jul 14, 2021
  • Catégorie Religion
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