100 © POUR LA SCIENCE - N° 275 SEPTEMBRE 2000 E ugène Wigner, dans un célèbre a

100 © POUR LA SCIENCE - N° 275 SEPTEMBRE 2000 E ugène Wigner, dans un célèbre article intitulé «La déraisonnable efficacité des mathématiques en sciences», s'étonnait que l'utilisa- tion de quelques règles ou modèles mathématiques pour étudier et repré- senter notre univers permette de prédire avec une exactitude inattendue le com- portement de systèmes complexes. Récemment, Arthur Lesk s'est similai- rement étonné de «La déraisonnable effi- cacité des mathématiques en biologie moléculaire» : même dans les sciences de la vie, penser en termes numériques et mathématiques conduit au succès. La philosophie des mathématiques est ainsi confrontée à un double et trou- blant mystère : (a) pourquoi le monde se conforme-t-il à des lois numériques et mathématiques? ; (b) comment se fait- il que nous réussissions à identifier et à comprendre ces lois? Nous ne chercherons pas à détailler les diverses solutions proposées à cette énigme philosophique, aucune ne semble d'ailleurs véritablement convaincante, mais nous nous intéresserons à un pro- blème lié et également difficile : «la décon- certante absurdité des mathématiques lorsqu'on les utilise de manière super- stitieuse». La question posée est celle-ci : «Pour- quoi certains usages des mathématiques sont-ils efficaces et scientifiquement satis- faisants, alors que d'autres, peu éloignés, sont d'une invraisemblable naïveté? Par où passe la frontière entre les utili- sations sérieuses des chiffres et celles que l'on doit qualifier de fantaisistes et, par conséquent, éviter à tout prix?» Tout le monde connaît des exemples d'utilisations efficaces des mathéma- tiques : votre poste de télévision est un assemblage de concepts mathématiques; les avions volent grâce aux équations, aux chiffres qu'on a manipulés en grande quantité pour les concevoir et les mettre au point ; un ordinateur est un montage d'objets logiques, arithmétiques et algo- rithmiques qui fonctionne avec fiabi- lité… ou presque. LA PERSONNALITÉ DE PAUL DUPOND En revanche, comme beaucoup de lec- teurs de Pour la Science sans doute, j'ignorais jusqu'à récemment que quan- tité de gens font un usage des chiffres qui n’est pas fondé sur la raison. Des ouvrages proposent une utilisation magique des chiffres, appelée numéro- logie. Cette prétendue science vous surprendra par sa crédulité et son manque de fondement. Le petit livre La numéro- logie du Professeur Sydney Parker ser- vira d'exemple mais il y a en a bien d'autres du même tonneau. D'abord l'auteur explique qu'il vous faut identifier votre chiffre personnel. Pour cela, vous devez convertir chacune des lettres qui composent votre nom en un chiffre par le système A=1, B=2, C=3, D=4, E=5, F=6, G=7, H=8, I=9, J=1, K=2, L=3, M=4, N=5, O=6, P=7, Q=8, R=9, S=1, T=2, U=3, V=4, W=5, X=6, Y=7, Z=8. Puis vous devez en faire la somme et réduire de proche en proche, comme quand on fait une preuve par 9 (ce qui revient à calcu- ler le reste de la division du nombre obtenu par 9, ce que peu de numérologues semblent savoir). Ainsi, aux lettres de cha- cun est associé un chiffre. Celles de Paul Dupond, par exemple, donnent : 7+1+3+3+4+3+7+6+5+4 = 43, donc 7. Le chiffre obtenu est le chiffre personnel de Paul Dupond. «Ce chiffre, nous explique- t-on, révèle son individualité, son com- portement social et affectif, ses tendances, sa véritable nature.» D’après le livre, Paul Dupond est philanthrope, excentrique, vaniteux et sera attiré par les sciences occultes. Si votre chiffre est 3, réjouis- sez-vous, vous serez riches ; «le numéro 4 favorise, lui, les sciences exactes» (le fichier des abonnés de Pour la Science en établirait la preuve), etc. Les différents ouvrages de numéro- logie se contredisent souvent, mais pas systématiquement, car ils se copient sans vergogne. À de rares exceptions près, ils sont mal écrits, répétitifs et ennuyeux. Qualifier ces ouvrages de sous-littéra- ture n'est pas exagéré, tant transparaît le manque de soin et la précipitation qui ont présidé à leur écriture. Je ne vous ferai pas la liste des argu- ments qui établissent que tout cela est idiot. Il suffit de dire que, si une seule des affirmations de ces livres avait été confirmée, voire prouvée, une véritable révolution s'en serait suivie, pour deux raisons au moins. D'une part, cela remet- trait en cause notre conception de la cau- salité : rien ne peut expliquer que les lettres d'un nom puissent déterminer la philanthropie ou la capacité à gagner de l'argent. Même après sa naissance, en choisissant correctement son prénom (donc son nombre personnel) vous feriez d'un enfant quelqu'un de loyal et hon- nête (si vous vous arrangez pour que son chiffre soit 3), ou d'inconstant et léger (chiffre 6), etc. L'autre raison qui provoquerait une révolution est que de telles régularités, si elles étaient véritables, auraient une grande valeur commerciale. Pour les sociétés faisant des envois publicitaires, une application de ce petit livre fourni- rait des consignes pour cibler les envois, ce qui permettrait des centaines de millions de francs d'économie : les édi- teurs de livres d'occultisme doivent envoyer leur catalogue à Paul Dupond, mais surtout pas à Paul Dupont! Que des tests d'embauche utilisent la numérologie ne prouve pas que la numérologie est sérieuse : certains cri- tères de recrutement sont, hélas, pire que douteux… Numérologie et coïncidences JEAN-PAUL DELAHAYE L'utilisation de chiffres n'est pas une garantie de scientificité : les mathématiques sont souvent efficaces, mais… Il y a des exceptions, à double titre sataniques, qu'il est intéressant de comprendre. © POUR LA SCIENCE - N° 275 SEPTEMBRE 2000 101 Le plus étonnant peut-être avec la numérologie est que les savants numé- rologues ne prennent pas la peine d'ar- gumenter. Ils ne s'adressent pas, semble-t-il, aux capacités de raisonne- ment de leurs lecteurs ou clients. En fait, ils ne prennent pas même la peine d'être cohérents entre eux. Certains pro- posent de trouver votre chiffre person- nel en partant de votre date de naissance plutôt que votre nom, ce qui évidemment change tout. D'autres suggèrent de cal- culer votre numéro personnel en utilisant un autre mode de calcul, la réduction pro- gressive, en additionnant les chiffres consécutifs par paires : On remplit ligne par ligne en faisant la somme modulo 9 des deux chiffres situés au-dessus, ce qui, sauf exception, donne un autre résultat que la méthode «clas- sique». D'autres livres de numérologie encore proposent de calculer modulo 12, ce qui établit des correspondances (esti- mées intéressantes) avec les signes du zodiaque, ou de ne prendre que les ini- tiales des noms et prénoms, ou de ne considérer que les voyelles d'une part et les consonnes d'autre part, ou de clas- ser les lettres de l'alphabet dans un ordre différent de l'ordre usuel. D'un ouvrage à l'autre, les conclusions et méthodes changent prouvant un étonnant manque de cohérence chez les adeptes de la numérologie. Certains, pour justifier cette liberté, et espérant gagner sur tous les tableaux, indiquent que la numérologie est non seu- lement une science, mais aussi un art. C'est là une prétention absurde, car ce que produit la numérologie, et particuliè- rement en matière littéraire, n'a vraiment rien d'une œuvre d'art. Toute méthode numérologique peut d'ailleurs se tra- duire en un programme d'ordinateur, sou- vent simple, qui fera mécaniquement le travail du numérologue: or l'art ne se laisse pas si facilement «mettre en programme». Nulle part, dans les ouvrages de numérologie, les experts ne s’interrogent sur le pourquoi des affirmations qu’ils vous assènent, sur leur confirmation. ils ne recherchent pas quel système est le meilleur, ni bien sûr à quelle proportion d'erreurs on peut s'attendre (nul ne pré- tend, j'espère, que 100 pour cent des Lorsqu'on vous présente une coïncidence, il faut évaluer dans quel espace celui qui a trouvé la coïncidence numérique menait ses recherches. Si l'espace est très grand, la coïncidence ne doit pas surprendre. Ainsi, doit-on estimer remarquable que 11, 11...1 (19 fois le "1"), 11...1 (23 fois le "1"), 11...1 (317 fois le "1"), 11...1 (1031 fois le "1") sont des nombres premiers? Non, car on a trouvé ces nombres premiers en essayant systématiquement tous les nombres de la forme 11...1 et la proportion de nombres premiers parmi ces nombres n'est pas supérieure à celle que l'on trouve en recherchant parmi des nombres quelconques. Le nombre 666 est parfois considéré comme maléfique, et de nombreux numérologues passent des jours entiers à le faire apparaître par des combinaisons variées. Voici quelques-unes de leurs trouvailles. C'est amusant, mais il serait absurde d'y attribuer de l'importance, car en regard des millions de formules qui ont été essayées et qui n'ont pas fait apparaître 666, ces relations ne sont finalement pas surprenantes. En se donnant de la peine, on en trouverait tout autant pour 432 ou 254 ou n'importe quel nombre. 16 - 26 + 36 = 666 666 = 6 + 6 + 6 + 63 + 63 + 63 666+6+6+6=(6-6/6)(6+6+6)/6+6(6+6+6)/6+(6+6/6)(6+6+6)/6 Les nombres de Fibonacci f(0)=1, f(1) = 1, f(2) = 2, f(3) = 3, f(4) = 5, ..., f(n) = f(n-1) + f(n-2) sont liés à 666, car, par exemple : f(1)3 + f(2)3 + f(3)3 + f(4)3 + f(5)3 + f(6)3 = 666 (remarquons que 1 + 2 + 3 uploads/Science et Technologie/ 078.pdf

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