1 Anne Gabrièle Wersinger Professeur à l’Université de Reims Lauréate de l’Acad

1 Anne Gabrièle Wersinger Professeur à l’Université de Reims Lauréate de l’Académie française Pourquoi, dans la République de Platon, l’harmonique est-elle la science propédeutique la plus haute ? Perspective nouvelle sur une question négligée1 (in J.-L. Périllié ed., Platon et les Pythagoriciens. Hiérarchie des Savoirs et des Pratiques. Musique, Science, Politique, Bruxelles, Ousia, 2008, pp. 159-180 Mis à part certains témoignages surtout tardifs, selon lesquels les Pythagoriciens Philolaos et Archytas auraient usé du nombre, jamais avant la République de Platon le rôle de la logistikè n’avait été encore considéré pour lui-même. Et pourtant, en dépit de l’explicitation du rôle de la logistikè, dans ce dialogue, c’est à l’harmonique que Socrate donne la première place dans le corpus des sciences susceptibles d’élever l’âme vers le Bien (qui ne peut être proprement atteint que grâce à la dialectique). Ce privilège, qui détermine pour des siècles le rôle éminent de l’harmonique, a pour conséquence de rejeter d’autres sciences qui possèdent pourtant autant que l’harmonique de droit méthodologique ou épistémologique à figurer en tête de liste. Plutôt que l’harmonique, Socrate aurait pu choisir l’astronomie que, selon lui, l’on identifiait à la philosophie dans certains milieux intellectuels. Il aurait pu choisir aussi la géométrie qui, pour Philolaos, comme nous le verrons, est la source des autres savoirs et, bien entendu, il aurait surtout pu choisir la logistikè, la science des rapports et des proportions, qui aurait plus d’un titre à se trouver au sommet de la série des sciences propédeutiques : n’est- elle pas la seule science qui, selon Socrate lui-même soit capable d’atteindre l’unité des sciences et la réalité intelligible de l’unité ou du nombre en général ? Et pourtant Socrate la relègue au rang le plus bas, tout en donnant la première place à l’harmonique. C’est le problème posé par cette hiérarchie que je voudrais aborder aujourd’hui, bien que la question ait été jugée oiseuse par les spécialistes comme Ian Mueller par exemple2. Je montrerai que le privilège inhabituel de l’harmonique dans la République s’explique par des raisons 1 Cette contribution développe un chapitre de mon ouvrage La Sphère et l’Intervalle (Infini, limite,un,multiple, de quelques objets de pensée des anciens Grecs, thèse d’habilitation à diriger des recherches, Université de Paris IV, 2006, à paraître. 2 « Remarques sur les cinq mathèmata chez Platon », in M. Dixsaut, Études sur la République de Platon, Paris, Vrin, 2005, II, p. 110, note 3. 2 philosophiques qui tiennent à la conception platonicienne du nombre conduisant à admettre la supériorité de la « proportion musicale » sur la procédure de l’anthyphérèse. 3 1. Le problème L’adjectif substantivé hai mathèmatikai n’apparaît pas chez Platon au sens spécialisé où nous l’utilisons. Dans le Sophiste (219c), le mot signifie la discipline, l’apprentissage, et dans le Timée (88c), le mathèmatikos est celui qui exerce sa dianoia. Le terme mathèma est récurrent dans la République (522e1 ; 522e6 etc.) mais il signifie seulement l’objet d’étude dans une discipline donnée. En aucun cas les termes mathèmatica ou mathèmata ne sont investis de la fonction de fédérer les différentes branches des mathématiques comme ce sera le cas notamment à partir d’Aristote. En revanche, Platon cherche à classifier les mathèmata, au sens de disciplines scientifiques. Au livre VII de la République, Platon établit une distinction entre les sciences propédeutiques à la dialectique et la dialectique elle-même qui constitue le sommet de la science philosophique. Certains indices montrent que la séquence - arithmétique et logistikè, géométrie plane, stéréométrie, astronomie, harmonique - correspond à une hiérarchie des sciences. Le premier indice est l’ordre des dimensions : Platon distingue la deuxième dimension et la troisième, celle des figures planes qui renvoient à la géométrie, et celle de profondeur qui caractérise les solides qu’on rattache à la stéréométrie (528b1-2). Le deuxième indice relève de la distinction entre le repos et le mouvement. Platon écrit qu’il n’est pas correct (orthos) d’étudier les solides en rotation avant les solides en eux-mêmes. Le troisième indice est un peu plus délicat à interpréter. Il concerne la place de l’astronomie et de l’harmonique appelée « peri harmonias » (531a1). Platon distingue deux aspects du mouvement (eidè, 530c11), l’un concerne la vue et l’autre concerne l’audition (530d6-7). Or précise-t-il, ces deux sortes de mouvement sont en correspondance (antistrophon, 530d4). Comme preuve, il cite ce qu’il prétend être le mot des Pythagoriciens : « ces sciences sont sœurs » (530d7-9). Platon semble indiquer que l’astronomie et l’harmonique sont au même niveau, puisqu’elles sont sœurs. Et pourtant, à cause de l’antériorité de la stéréométrie par rapport à l’astronomie, l’harmonique occupe la dernière place dans la séquence des sciences propédeutiques à la dialectique. Cela revient à faire de l’harmonique la science propédeutique la plus élevée. Mais ce résultat est déconcertant pour deux raisons. La première raison est que le privilège de l’ouïe sur la vue ne va pas de soi dans la mesure où c’est la vue qui est considérée comme le sens qui a demandé le plus de soin au démiurge des sens en raison de sa complexité (507c8-10). La deuxième est que Platon rappelle volontiers que l’astronomie passait dans certains milieux pour constituer la philosophie elle-même, que ce soit dans la République (529a7) ou dans le Timée où, accordant aux hommes la possibilité de spéculer sur le nombre du temps et sur la régularité de l’univers 4 (47a), elle corrige ce qui est erratique et désordonné en eux (47b). Sans doute la musique a-t- elle pour fonction de mettre les mouvements de l’âme de l’homme en relation avec les mouvements réguliers de l’âme du monde afin de les corriger (47c-e). Mais elle a seulement une finalité éducative : elle redresse dans le sujet humain la proportion détériorée à la naissance et oriente l’âme vers l’usage de la raison afin qu’elle atteigne la pleine compréhension des mécanismes célestes et soit élevée par ce spectacle édifiant. Cette conclusion trouve une confirmation dans les deux passages des Lois consacrés aux sciences. Dans le premier passage, l’harmonique n’est pas même mentionnée (VII, 817e6sq.). Dans le second passage, sous la dénomination de « Muse », elle est clairement soumise à l'astronomie (967d4-968a1). Platon explique que les astres sont pourvus d'âmes dont il a démontré préalablement la faculté dynamique (893b1-897b5). Ces âmes sont munies d'un intellect (noûs, 967 b4). L'intellect est animé d'un mouvement circulaire uniforme (898 a3- b3). Et c'est ce type de translation circulaire qui anime l'ensemble du ciel (966e2-4). L’harmonique est considérée alors du seul point de vue d’une interprétation de l’harmonie comme circularité et uniformité des mouvements astronomiques (967e-968a). La place privilégiée de l’harmonique dans le corpus scientifique de la République ne se justifie donc pas. Notons que cette place privilégiée ne s’explique pas davantage par un « pythagorisme » affiché par Socrate dans la République, en dépit de la référence à la parenté de l’astronomie et de l’harmonique qui leur est attribuée. Porphyre évoque cette parenté dans un fragment attribué à Archytas, dans son Commentaire sur les Harmoniques de Ptolémée (éd. Düring, p. 56 ; D.-K. B 1). Dans cet extrait écrit en dorien, Archytas attribue à ceux qui s’occupent des disciplines du savoir (peri ta mathèmata) »3 la connaissance des choses, dans leur tout et leurs parties et donc la vitesse des astres, leur lever, leur coucher ; la géométrie et les nombres ; la « sphérique » et « non moins (ouk èkista) », la musique (peri môsikas). Selon Porphyre, Archytas ajoutait que ces sciences (ta mathèmata) semblent sœurs. Sont donc sœurs non seulement l’astronomie et la musique mais aussi la géométrie et la sphérique, ce qui encourageait par exemple Heath4 à reconnaître dans cette liste le quadrivium pythagoricien qui comprend la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique (la sphérique étant la géométrie des sphères, renvoie aussi à l’astronomie). Archytas ne limitait donc pas la parenté entre les sciences à 3 « Mathématiciens » serait une traduction anachronique. 4 Heath T.L., A History of Greek Mathematics (I) From Thales to Euclides, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1921, p. 11. 5 l’astronomie et à l’harmonique. De plus, comme l’indique le texte, cette parenté est fondée sur une filiation ontologique : les sciences s’occupent, dit-il, des deux premières formes de l’être (ta tô ontos prôtista duo eidea) qui sont sœurs. De plus, même si le texte est ici bien elliptique, puisque les formes de l’être peuvent être comprises soit comme le tout de la nature (phusios), et ses parties, soit comme le nombre et la figure, Archytas ne songeait certainement pas au visible et à l’audible. Si le témoignage est authentique, ce qui est loin d’être certain, tout ce qu’on peut dire c’est qu’Archytas pourrait être l’origine de l’allusion de Socrate, mais que Socrate l’interprète de façon très tendancieuse. En effet, Archytas n’établit pas de hiérarchie entre les sciences même si, dans son exposé, l’astronomie venait en premier, suivie par la géométrie5, et la place de la musique à la fin de l’exposé ne signifie pas qu’elle est la science la plus haute. Il en est de même pour Philolaos dans un autre texte d’authenticité suspecte. Dans ses uploads/Science et Technologie/ wersinger-pdf.pdf

  • 14
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager