La condition de l’exilé Penser les migrations contemporaines La condition de l’

La condition de l’exilé Penser les migrations contemporaines La condition de l’exilé Penser les migrations contemporaines Éditions de la Maison des sciences de l’homme Alexis Nouss La collection « interventions » est dirigée par Michel Wieviorka et Julien Ténédos La production scientifique peut contribuer à éclairer les pré­ occupations de nos concitoyens, les aider à s’orienter, répondre à leurs attentes intellectuelles, à leur curiosité. Ceci est parti­ culièrement vrai s’il s’agit des sciences humaines et sociales. La collection « interventions » propose des ouvrages rigoureux, exi­ geants, reposant sur des connaissances sérieusement éprouvées. Des ouvrages, aussi, rédigés dans un langage accessible et sou­ cieux, bien au-delà de la seule vulgarisation, de faire progresser le débat public. Dans la même collection – Michel Wieviorka, Le Front national. Entre extrémisme, populisme et démocratie, septembre 2013. – Florence Burgat, Ahimsa. Violence et non-violence envers les animaux en Inde, février 2014. – Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, décembre 2014. ­ – Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, mars 2015. À paraître en 2015 – Nathalie Paton, School Shooting. Individuation et ­ globalisation par les médias participatifs, mai 2015. – Céline Béraud et Philippe Portier, Métamorphoses ­ catholiques. Retour sur la mobilisation contre le mariage pour tous, juin 2015. Relecture : Yann Lézénès et Évelyne Séguy Mise en page : Christophe Le Drean Contact : julien.tenedos@rfiea.fr © Éditions de la Maison des sciences de l’homme, mai 2015 Issn 2269-7144 Isbn 978-2-7351-1999-8 – Sommaire – Condition exilique 9 Exil et migration 19 Exiliance 63 Non-lieu et post-exil 107 Non-lieu 109 Post-exil 133 Anthroposcène exilique 157 Bibliographie 163 À mon exilée Condition exilique Les dépêches tombent. Le décor est à la fois européen et médi­ terranéen. Des migrants se sont noyés au large des côtes – une embarcation de migrants a fait naufrage et les passagers ont péri en mer – des migrants portés disparus après le naufrage – des migrants ont trouvé la mort lorsque leur embarcation a coulé – des corps de migrants ont été recueillis sur le rivage, etc. Les journalistes brodent sur ce scénario répétitif qui ne manque jamais de figu­ rants : plus de 22 000 noyés dans la Méditerranée depuis 2000 (sur 40 000 victimes de la migration dans le monde). Un scéna­ rio qui vire au scénario catastrophe en avril 2015 : le 12, près de 450 morts dans un naufrage au large de la Sicile ; le 19, plus de 800 morts dans un naufrage au large de la Libye. Il y a toutefois erreur dans le casting. Ceux-là ne sont pas des migrants si la migration se justifie d’une arrivée quelque part. À la limite, ce sont des émigrants jamais devenus immigrants, seule légiti­ mation qui tienne dans la logique politico-économique de la migration. Ils ont échoué en tant que migrants avant même d’échouer sur le sable des plages siciliennes ou grecques qu’ils doivent partager avec les touristes, gênés ou indifférents. Ne leur faisons pas l’offense de réduire leur destinée au seul statut La condition de l’exilé 10 de migrant 1 – ce sont des exilés. La mort n’appartient pas au trajet attendu du migrant qu’un simple tracé sur une carte res­ titue et dont elle marque l’interruption définitive. Lorsqu’elle advient, son événementialité est dérobée pour être effacée dans les statistiques sur les flux migratoires. Entre le migrant et l’exilé, la différence n’est pas tant de nomination que de perspective, celle distinguant les approches d’Émile Durkheim et de Georg Simmel qui, en pionniers de la sociologie, ont tous deux réfléchi sur la problématique. Si la migration qu’ils étudiaient au début du xxe siècle n’avait pas l’ampleur des mouvements contemporains et que, pour Émile Durkheim, comme pour Karl Marx auparavant, elle opérait surtout de la campagne vers les villes, le contraste entre leurs positionnements respectifs conserve sa pertinence aujourd’hui. Le migrant pour Émile Durkheim est considéré quant à sa fonction au sein des grandes structures sociales et des rapports de domination dans la sphère économique alors que Georg Simmel porte son attention sur l’intériorisation par l’étranger des ambivalences psychologiques provoquées par les déplacements migratoires dans la modernité de son époque. Pour le premier, la migration est phénomène social ; pour le second, elle est expérience humaine – deux définitions à appliquer dans la distinction entre migration et exil. Attribuer aux disparus de la Méditerranée ou d’autres mers 2, comme à ceux du désert ou des grandes villes, une condition 1. Le générique masculin dans cet ouvrage est utilisé sans discrimination et uniquement dans le but d’alléger le texte. Un masculin de convention d’autant plus protocolaire que, dans l’exil, les expériences de l’homme et de la femme ne sont pas similaires, et qu’ils les construiront donc selon des logiques subjectives différentes. 2. Telles la mer Rouge ou la mer d’Oman. Selon les chiffres du Haut Commissariat aux réfugiés, en 2013 plus de 46 000 exilés les ont traversées – 500 000 depuis 2009 – pour parvenir au Yémen, où résideraient 2 millions d’exilés, la plupart arrivés clandestinement. Condition exilique 11 exilique veut rendre justice à leur destin, leur accorder un droit à la mort et un droit d’accueil dans notre mémoire. Mais la condition exilique n’offre pas qu’une reconnaissance posthume, elle concerne les centaines de millions de sujets en migration dans le monde contemporain. Il importe dès ce stade de distinguer les critères de mobilité 3 quant à la per­ ception du migrant et de l’exilé car, de ce point de vue, les phénomènes ne sont pas identiques et appellent des directions d’analyse différentes. Le migrant migre d’un territoire à un autre en fonction d’une identité spatialisée selon une onto­ logie cartographique. L’exilé passe d’un ciel à l’autre, d’une langue à l’autre, et retient la mémoire des uns et des autres en les faisant dialoguer. Il ne traverse pas les frontières, il est « l’être-frontière qui n’a pas de frontière », selon l’expression de Georg Simmel pour définir l’humain (1993 : 168). En outre, si Le Monde pouvait titrer en Une, le 7 mai 2014, « Immigration : l’Europe face au drame », c’est que la grave crise née de l’incapacité des pays d’Europe occidentale à accueillir les masses d’exilés désireux de franchir, par tous les moyens, leurs frontières n’est pas qu’un problème de gestion des flux migratoires. Il convient d’abord de rappeler que le « drame » frappe ailleurs sur la planète, des États-Unis à l’Australie, et que, selon les chiffres des Nations unies, les trois pays abritant le plus de réfugiés sont le Pakistan, le Liban et l’Iran, ou que l’Europe se situe après l’Asie et le Proche-Orient pour ce qui est de leur accueil. Toutefois, la situation est inique car ­ l’Europe, en tant que telle, possède des ressources éminemment supé­ rieures et qu’elle ne devrait pas aveuglément refuser un apport de forces actives dont elle a besoin pour son marché du travail. Par ailleurs, la crise de l’exil de masse contemporain heurte un héritage culturel européen qui, non seulement, affiche 3. Voir à cet égard Bernd et Dei Cas-Giraldi (2014). La condition de l’exilé 12 une histoire de migrations, internes ou externes, et compte parmi ses plus grandes figures des personnalités ayant dû quitter le sol natal pour aller vivre ailleurs, mais qui prône l’hospitalité parmi ses valeurs constituantes, qu’elles soient d’origine religieuse ou philosophique. Doit-on rappeler à l’Europe, qui reçut en 2012 le prix Nobel de la paix pour avoir transformé « un continent de guerre en continent de paix », qu’une des conditions de la paix repose sur l’hospita­ lité ? Il serait incongru de parler de Dante ou de Victor Hugo comme des migrants et cette impossibilité empêche de relier leur expérience à celle des sans-papiers dormant dans les rues de nos villes. En revanche, parler des uns et des autres comme d’exilés autorise à interroger de concert leurs parcours et à éclairer depuis la culture européenne la question migratoire qui se pose douloureusement à l’Europe. La considérer de l’intérieur en tant que condition exilique, dont les données ne sont pas inconnues, plutôt que de rejeter à l’extérieur les paramètres qui en permettraient la compréhension fournit l’assise pour une volonté politique commune qui se fait dangereusement attendre. Je parle ici d’une condition exilique, de même qu’on a pu traiter d’une condition humaine, d’une condition féminine ou masculine ou encore d’une condition animale, sans igno­ rer que ces expressions risquent de paraître désuètes et ces exemples suspects en nos temps de déconstruction identitaire généralisée. Non seulement, il y aurait danger d’essentia­ lisation alors que les conditions de cette condition ne sont qu’historiques, variées et variables, mais on pourrait aussi objecter que l’expérience de l’exil vient précisément déranger toute prétention à l’essence, de même qu’au droit du sol qui, en matière d’identité, souvent la nourrit. Être né ailleurs n’invalide pas un vivre-ici. Le terme de « naturalisation », que le droit français utilise pour offrir une appartenance nouvelle, Condition exilique 13 entre autres aux sujets en exil, suffit à montrer le travers idéolo­ gique d’une législation qui fait de l’acquisition de la nationalité française un étrange rituel uploads/Science et Technologie/ alexis-nouss-la-condition-de-l-x27-exile.pdf

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