Objet d’art, objet de science. Note sur les limites de l’anti-f´ etichisme Anto

Objet d’art, objet de science. Note sur les limites de l’anti-f´ etichisme Antoine Hennion, Bruno Latour To cite this version: Antoine Hennion, Bruno Latour. Objet d’art, objet de science. Note sur les limites de l’anti- f´ etichisme. Sociologie de l’art, L’Harmattan, 1993, pp.7-24. <halshs-00193276> HAL Id: halshs-00193276 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00193276 Submitted on 3 Dec 2007 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸ cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es. Objet d’art, objet de science. Note sur les limites de l’anti-fétichisme Antoine Hennion et Bruno Latour, chercheurs au Centre de Sociologie de l’Innovation, École des Mines de Paris, 62 bd St-Michel 75006 Paris pour Sociologie de l’art Résumé : La pensée critique se définit par son anti-fétichisme. Formidable marteau pour briser les idoles, cette ressource ne permet pas de comprendre ce que font les objets, de peser leur rôle exact — ni en science, ni en art. Comment aller plus loin, attribuer plus aux objets, que le rôle passif d’écrans sur lesquels se projette la société, inversant l’origine sociale réelle du pouvoir des fétiches ? La comparaison entre la science et l’art permet de revenir sur le rapport des sciences sociales aux objets qu’elles croisent sur leur chemin. L’article propose d’emprunter à la sociologie de la science l’impossibilité d’évacuer les objets en en faisant soit des fétiches soit des choses naturelles; et à l’histoire et la sociologie de l’art leur talent pour suivre des médiateurs hétéroclites, permettant de relier sans discontinuité les humains et les choses. Critical thought is defined by its antifetichism. Strong weapon to break the idols, this resource does not allow to understand what objects make, to measure their precise role -neither in science nor in art. How can we go further, allot more to objects than the passive role of screens on which society projects itself, reversing the real social origin of the fetishes’ power? A comparison between science and art allows to the revisit the relationship of social sciences to the objects they meet. The article proposes to borrow to the sociology of science the impossibility of simply getting rid of objects as pure fetishes or natural things; and to the history and sociology of art their talent in following heterogeneous mediators, allowing to link in a seamless web things and human beings. ------------------ Depuis les débuts de la pensée critique, les sciences sociales se définissent par leur anti- fétichisme. L’objet, la machine, le prix, l’idole, le prince, le tableau, sont décrits par le sociologue critique comme des « fétiches » lorsqu’il s’aperçoit que le vulgaire leur donne des propriétés qu’ils ne peuvent posséder en eux-mêmes, mais qui leur sont au contraire données par la société, laquelle projette sur eux des valeurs et des puissances qu’ils renvoient passivement. Comme la lune réfléchit le soleil, le retour ressemble exactement à l’aller, à ceci près que le recours aux fétiches modifie l’origine de l’action, dissimulant donc au peuple sa propre liberté, sa propre inventivité. Les lois économiques apparaissent d’airain. Dieu semble parler directement. Le beau se manifeste dans des œuvres géniales. La machine poursuit ses propres buts autonomes. L’État sans force devient tout puissant. Pour dénoncer le faux pouvoir des fétiches, la pensée critique doit inverser l’origine de la force et montrer comment les hommes se font leurs propres dieux et attribuent aux idoles la puissance qui ne réside qu’en eux. La pensée critique retrouve, pour dénoncer le fétichisme, les accents iconoclastes de tous les briseurs d’idoles : « Elles ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’écoutent pas, des bouches et ne parlent pas ». Cette ressource intellectuelle est si vénérable, si répandue, si utile pour les sciences sociales, que l’on se trouve embarrassé de devoir la remettre en cause. C’est pourtant ce qu’il devient impératif de faire. En effet, si l’anti-fétichisme est un formidable marteau pour briser les idoles, il ne permet pas de comprendre ce que font les objets, de peser leur rôle exact — ni en science, ni en art. Les mots « objectiver », « réifier », « incarner », « projeter », « naturaliser », qui viennent si facilement sous la plume pour parler du rôle des fétiches, ne suffisent pas à expliquer pourquoi nous les multiplions tellement, ni ce que le recours à eux nous apporte d’irremplaçable. Arme dans la main des iconoclastes, l’anti-fétichisme ne sert pas pour autant d’outil dans la main des iconophiles. Comment aller plus loin que l’anti-fétichisme ? Comment attribuer plus aux objets, que le rôle passif d’écrans sur lesquels se projette la société, et le rôle à peine plus actif d’inverseurs du point 2 d’origine, ce qui la « naturalise » ou la « réifie » aussitôt ? Peut-on aller plus loin sans risquer de retomber dans le fétichisme, sans retourner à l’idolâtrie en abandonnant la tâche de dénonciation à laquelle s’identifient depuis toujours les sciences sociales ? Deux opérations en une accusation Le fétichisme est un mot curieux, qui réalise une opération double : il décrit les objets, mais à travers la dénonciation du statut fautif que leur donnent les fétichistes. Dit autrement, il décrit les fétichistes à partir des fétiches, et n’a plus à se préoccuper des fétiches, des « choses elles-mêmes », débarrassées de leur intérêt en même temps qu’elles sont dépouillées du pouvoir illusoire que les fétichistes leur accordent 1. La comparaison entre la science et l’art permet de réaliser l’importance de ce mécanisme, sur lequel fonctionne tout le rapport des sciences sociales aux objets qu’elles croisent sur leur chemin. C’est du moins la piste que nous explorerons dans ce bref article. Que vient faire la science là-dedans ? Eh bien justement, la pensée critique appelait facilement fétiches tous les objets que le vulgaire prenait pour des puissances, mais certainement pas l’objet scientifique, qui lui servait au contraire de solide marteau dans ses entreprises iconoclastes. L’idéologie pouvait se dénoncer comme un fétiche — c’est à propos de l’idéologie économiste que Marx inventa la plupart des outillages utilisés aujourd’hui. Mais dénoncer l’idéologie ne pouvait se faire qu’en faisant de la science le seul instrument lui-même hors de la critique. Purgé de toute idéologie par un lent travail d’auto-analyse (Bachelard, Althusser, Bourdieu), l’objet scientifique pouvait casser les fétiches. Le pot de fer brisait les pots de terre. On voit combien la science est partie prenante de l’accusation même de fétichisme portée contre les autres constructions humaines : elle est le seul savoir qui prétend ne porter que sur les choses elles-mêmes, elle fait explicitement dépendre sa vérité de l’indépendance que conquièrent ses résultats par rapport au jugement humain. D’un côté des causes réelles, de l’autre une attribution de pouvoir aux objets faite par les humains, pour les besoins de leur cause. Plus les objets scientifiques se séparent des objets ordinaires, plus ces derniers se rapprochent des fétiches… Un partage fondateur D’où le partage parallèle des disciplines, entre les sciences naturelles et les sciences sociales, et le malheur de celles-ci lorsqu’elles prétendent étudier celles-là : d’un côté la réalité des choses, de l’autre les constructions humaines — et à chacun ses méthodes. Il faut prendre la mesure de l’efficacité de ce partage fondateur de notre modernité, entre une science naturelle qui ne s’occupe que des objets pris comme des choses, et une science humaine qui ne voit d’objets que s’ils sont les signes culturels des groupes humains. D’un côté la pesanteur, de l’autre les totems. D’où aussi l’importance pratique de la notion de fétichisme, mode de description qui, dans les cas où les objets apparents sont ambigus, opère la distribution des phénomènes par discipline pertinente : fausse science, qui redemande de la sociologie pour expliquer les erreurs humaines, et nous empêcher de prendre des vessies totémiques pour des lanternes éclairantes; vrais signes, qui nécessitent une interprétation sociale pour être rendus à leur statut de simples médiateurs du collectif, quand les indigènes ont vite tendance à leur réattribuer en propre les « propriétés » qu’ils leur ont eux-mêmes conférées par la force de leur réunion. Quand l’Australien est transporté au-dessus de lui-même […], il n’est pas dupe d’une illusion; cette exaltation est réelle et elle est réellement le produit de forces extérieures et supérieures à l’individu. Sans doute il se trompe quand il croit que ce rehaussement de vitalité est l’œuvre d’un pouvoir à forme d’animal ou de plante. Mais l’erreur porte uniquement sur la lettre du symbole au moyen duquel cet être est représenté aux esprits. […] Ce n’est donc pas un délire proprement dit; car les idées qui s’objectivent ainsi sont 1 Pour une analyse du modèle durkheimien de la croyance et de son immense filiation en uploads/Science et Technologie/ antoine-hennion-bruno-latour-objet-d-x27-art-objet-de-science-note-sur-les-limites-de-l-x27-antif-etichisme.pdf

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