Un œil nouveau. Le ralenti scientifique à la construction de l'avant-garde Depu

Un œil nouveau. Le ralenti scientifique à la construction de l'avant-garde Depuis 1921 un spectre hante l'Europe: le spectre de l'intérêt généralisé pour les prises de vue « au dessus de l'allure normale »1 des seize photogrammes par seconde, qui avance dans la presse spécialisée en ouvrant la voie à l'entrée du cinéma scientifique dans le débat théorique. Cette année-là par exemple, Cinémagazine dédie deux longs articles au fonctionnement de l'ultracinéma, de cette technique qui « nous permet de scruter l'inconnu et nous révèle ce que nos yeux sont impuissants à voir »2. Alors que la plaque photographique avait déjà été nommée dans les paroles de l'astronome Janssen « la véritable rétine du savant »3, Pierre Noguès de l'Institut Marey répète ici, dans une revue de cinéma pour le grand public, qu'aucune nuance du mouvement ne peut échapper à l'oeil mécanique très puissant et objectif de l'ultracinéma4. Entre 1922 et 1923 le débat sur « Notre troisième oeil. Le ralenti »5 gagne du terrain dans les pages de Cinéa. Ce débat implique Lucien Bull d'abord avec un article divulgatif à propos des « Merveilles du Ralenti », puis une explication détaillée du fonctionnement de sa machine de prise ultrarapide6. La nouveauté de l'invention de Bull est en effet structurale: pour augmenter le nombre de prises de vues par seconde, il suffit de suppléer à l'insuffisance du temps de pause laissé par l'action combinée des obturateurs mécaniques et de la lumière solaire, et d'avoir recours à une nouvelle source lumineuse, très rapide et dotée d'une « puissance photogénique » qui « dépasse dix fois celle du soleil »7 : l'étincelle électrique. Au-delà de la signification étymologique du terme photogénique – “qui génère de la lumière” – il est certainement intéressant de remarquer comment, entre les pages que Cinéa dédie à la forme et au nu photogéniques, les concours consacrés à la robe et même au lecteur plus photogénique, la puissance photogénique de l'étincelle électrique du ralenti fait du chemin. L'année suivante Jean Tedesco, devenu depuis peu le directeur du Vieux-Colombier, inaugure l'année éditoriale de Cinéa-Ciné pour Tous avec l'article programmatique « Ce que de- vrait être le cinéma de 1924? ». Il est surprenant de constater combien ces pages sont essentielle- ment concentrées sur la révolution apportée par le ralenti au cinéma qui, à cette date, doit désor- 1Georges Goyer, « Le cinéma au ralenti », dans Cinémagazine, n° 45, novembre 1921, p. 10. 2Pierre Desclaux, « L’ultracinéma et son inventeur. Pierre Noguès chef du laboratoire de Mécanique Animale de l’Institut Marey, nous explique comment il réalisa l’ultracinéma plus communément appelé “Ralenti” », dans Cinémagazine, n° 37, 30 septembre 1921, p. 12. 3Jules Janssen, « Les méthodes en astronomie physique », dans Moniteur, a. 22, n° 3, 1 février 1883, p. 23. 4P. Desclaux, « L'ultracinéma et son inventeur », op. cit., p. 12. 5Cf. Pierre Barbance, « Notre troisième oeil. Le ralenti », dans Mon Ciné, n° 15, 1 juin 1922, pp. 18-20. 6Lucien Bull, « Les merveilles du ralenti », dans Cinéa, n° 80, 1 décembre 1922, p. 6 et « Comment on filme les mouvements ul- tra-rapides », Cinéa, n° 84, 26 janvier 1923, p. 3. 7L. Bull, « Comment on filme les mouvements ultra-rapides », op. cit., p. 3. 1 mais trouver sa voie, il a des devoirs. Que doit-il être alors ? Précisément cette table nue et froide du chirurgien où toutes les réalités visibles seront dissé- quées sous le scalpel du metteur en scène de demain. Songez que nous appelons réalités vi- sibles non seulement celles que voient nos yeux, mais celles aussi que jamais n’ont perçu les hommes et que seul a pu révéler et montrer le concours merveilleux de l’objectif cinémato- graphique et de l’étincelle électrique. L’objectif, l’oeil précis qui retient l’image vertigineuse sur la pellicule! L’étincelle, puissance photogénique dix fois plus grande que celle du soleil! […]. Songez que nous entendons par le scalpel du metteur en scène l’ensemble des moyens d’analyse vivants dont le cinéma scientifique nous a dotés, depuis le ralenti.8 Le cinéma de 1924 doit disséquer la réalité, perceptible et imperceptible. Tedesco fait ici une opération radicale en faisant explicitement référence au rôle des techniques mises à jours par le cinéma scientifique pour accomplir cette mission. Il est alors possible de comprendre pourquoi dans ces années-là le ralenti, et son homologue l'accéléré, trouvent leur place au milieu des éléments grammaticales d'un art en formation, se démarquant de leur milieu de naissance scientifique, mais en en conservant le pouvoir de révéler un invisible qui n'a plus seulement à voir avec les mouvements des pattes d'un cheval ou avec la manière selon laquelle un projectile traverse une bulle de savon. Dans le cadre d'une « Standardisation des symboles », entre flous, fondus, iris et surimpressions, on voit que le ralenti poétique est utilisé « avec une signification purement symbolique […] pour exprimer certains états»9. Léon Moussinac est également du même avis dans La naissance du cinéma, un texte qui représente la tentative de systématiser le savoir produit par ce qu'on a l'habitude d'appeler la première avant-garde française: Le ralenti qui fournit à la science de merveilleux moyens d’investigation, en rendant possible l’observation de phénomènes ou de mouvements jusqu’alors insaisissables par leur vitesse, donne au cinégraphiste un moyen mécanique qui, utilisé judicieusement, concourt avec force à l’expression d’un sentiment.10 Pour ces raisons cette technique est intégrée dans la programmation de salles spécialisées et des conférences de ciné-clubs, là où la théorie du cinéma était en perpétuelle formulation, notamment depuis Études de Ralenti, la conférence que Tedesco tint au Vieux-Colombier le 26 février 1926 dans le cadre du cycle Création d'un monde par le cinéma. À cette occasion, il montra les Films au ralenti, cinématographies des mouvements ultra-rapides : le vol d'une libellule, l’éclatement d'une bulle de savon, la trajectoire d'une balle de revolver11 de Lucien Bull, et il enverra ensuite personnellement ces mêmes films à la London Film Society, qui les 8Jean Tedesco, « Ce que devrait être le cinéma de 1924?», dans Cinéa-Ciné pour tous, n° 4, 1 janvier 1924, p. 5, nous soulignons. 9Lionel Landry, « La standardisation des symboles », dans Cinéa, n° 83, 23 février 1923, p. 7. 10Léon Moussinac, La naissance du cinéma [1925], Plan-de-la-Tour, Éditions d'Aujourd'hui, 1983, p 32. Pour une utile périodisation des avant-gardes cinématographiques des années Dix-Trente voir Malte Hagener, Moving Forward, Looking Back. The European Avant-Garde and the Invention of Film Culture, 1919-1939, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2007. 11Cf. le « Recueil factice d'articles de presse, de programmes et de documents concernant la direction du Vieux-Colombier par Jean Tedesco: saisons cinégraphiques. 1924-1928 », Archives de la Bibliothèque Nationale de France, Richelieu, Arts du Spectacle, SR96/362. 2 inclura dans sa septième performance sous le titre de Studies in rapid motion (1902-24)12. Quelles sont alors les propriétés du ralenti ? Il s'agissait de « disséquer » le mouvement En premier lieu, le ralenti entaille le débat théorique en raison de sa capacité de dépasser les li- mites imposées par la sensibilité rétinienne humaine. En fait, de même que l'oeil des scienti- fiques pionniers était diminué par le joug de ses propres limites – le travail de Étienne-Jules Ma- rey, une bataille pour « corriger l'imperfection de notre oeil »13, celui de Jean Comandon pour dé- passer les « difficultés que nous avons dans l'acte du voir »14 –, l'oeil des années vingt aussi est borgne, distrait, lent et peu performant. Mais de même que les scientifiques ont mené des années de recherche pour trouver des appareils qui neutralisent cette limite, l'oeil des années vingt – cette « vue défectueuse », assujettie à ses « limites étroites »15 – découvre en photographie et cinéma des alliées puissantes et prothétiques. L'idée qu'il y a dans la genèse du ralenti la nécessité de « disséquer le mouvement, de l'analyser »16 pour le connaître dans chacune de ses nuances, revient souvent dans les pages des théoriciens de l'avant-garde, ce qui rattache avec force cette technique à sa matrice scientifique. Pour Juan Arroy, il « décompose et analyse les rythmes plastiques les plus insaisissables et les plus fugitifs »17, Louis Delluc n'hésite pas non plus à en parler en qualité « d'analyses d’images », de « décomposition du rythme musculaire »18 et Jean Tedesco, comme on l'a déjà vu, continue dans ce sens en dégageant linguistiquement l'idée de dissection: pour lui ce n'est plus seulement le mouvement scientifique qui peut être disséqué mais le réel entier qui, grâce à ce processus, peut être sondé dans toute sa profondeur. Ainsi est dégagé le tournant épistémologique effectué de l'observation scientifique de l'imperceptible à la compréhension d'une vérité profonde et inconnue du monde. En sortant du champ étroitement scientifique, le ralenti se révèle en mesure de soulever le voile de Maya – « un coin du rideau qui nous cache le mystère de la vie »19, en réussissant à en capter ses « apparences les plus subtiles, les plus secrètes »20 . Germaine Dulac se réfère certainement à ce passage quand elle précise uploads/Science et Technologie/ bernabei-un-oeil-nouveau.pdf

  • 21
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager