63 Notes sur quelques aspects de la conscience dans la pensée aristotélicienne
63 Notes sur quelques aspects de la conscience dans la pensée aristotélicienne RICHARD BODÉÜS, Aspirant du F.N.R.S. es problemes que souleve 1'etude de la conscience humaine in- teressent le psychologue, le moraliste, etc. aussi bien que le m6taphysicien. L'on ne s'etonnerait donc pas si Aristote avait envisag6 cette question en de multiples passages de son ceuvre. En fait, 1'6tude de la conscience est demeuree chez lui assez discrete ; et, malgre le nombre d'allusions dispers6es, les textes n'abordent gu6re le probleme de front. Aussi bien, pour qui veut examiner la pensee d'Aristote sur le propos, les passages dignes d'interet sont peu nom- breux. Il apparait que 1'essentiel des reflexions d'Aristote sur la conscience n'envisage celle-ci que dans ses rapports avec l'acte, principalement 1'acte cognitif.1 . Ou peut les grouper sous trois chefs: a) La conscience comme moyen d'apprehender le sujet; b) La conscience et 1'eud6monisme; c) La conscience et la nature de Dieu. 64 § 1. La conscience comme moyen d'appréhender le sujet Les vues d6velopp6es par Aristote sur ce point ont curieusement attir6, en dehors de l'aristotelisme, 1'attention des historiens de la philo- sophie. Leurs interpretations m6ritent ici examen. L'on sait que, contre toute attente, la recherche des antecedents du Cogito cartesien2 jusque chez Aristote ne devait pas se montrer vaine. k. Br6hier, en effet, a cru d6couvrir dans le De sensu une "forme archaique" du fameux raisonnement, qu'il rapporta dans la traduction que voici3: "Si quelqu'un se per?oit lui-m6me (lui ou un autre) en un temps continu, il n'est pas possible alors qu'il ne sache pas qu'il existe." "Texte assez elliptique !", regrettait Br6hier, et qui laisse apparaitre, par rapport au raisonnement cartesien, des differen- ces appreciables4. Mais, au total, le rapprochement ne devait pas 6tre jug6 d6cevant, puisque, dans la suite, il encouragea, comme l'on sait, P.-M.. Schuhl a poursuivre dans cette voies. La matiere du raisonne- ment nouvellement d6couvert n'6tait plus cette fois le sujet humain mais le mouvement, dont Aristote, au huitieme livre de la Physique, 6tablit 1'existence selon un procede de pensee fort analogue a celui du 65 Cogito : "Mettons, dit-il, que ce soit opinion fausse ou seulement opinion, le mouvement existe pourtant, meme si c'est imagination, meme si c'est apparence variable; en effet, l'imagination et 1'opinion semblent 6tre de certains mouvements." e Descartes a-t-il veritable- ment remarqu6 ce passage, comme le laisse entendre P.-M. Schuhl? On peut en douter. Mais l'analogie de forme, qu'elle s'accompagne ou non d'une filiation historique, valait en soi la peine d'6tre relev6e. Nous 1'avons rappel6e pour m6moire; nous nous en souviendrons tout 1'heure. Ce qui nous importe ici davantage, c'est 1'extrait du De sensu signal6 par Br6hier. Il pose, en effet, le probleme de la conscience, telle que nous voudrions 1'envisager dans cette premiere partie. Cependant, les observations que fait a son sujet 1'erudit fran?ais appellent quelques reserves, d'autant plus necessaires que 1'intelligence d'Aristote, en cette matiere delicate, risque de patir d'une approche via Descartes. Pr6senter, comme le fait Br6hier, la pensee du Stagirite dans le passage lu il y a un instant, en disant que s'y trouve affirm6e, comme chez Descartes, "1'union indissoluble de la perception de soi et de 1'existence", c'est, ce nous semble, aller vite en besogne. D'abord, si l'on observe attentivement le texte, on verra qu'Aristote y conclut, non de la perception de soi seulement, mais de la simple perception, quel qu'en soit l'objet, soi-m6me ou autrui indifferemment. Secondement, ce passage n'affirme pas que la perception de soi est assimil6e par Aristote a la saisie de soi comme percevant ou pensant; donnee im- plicite !, dira-t-on; mais cela demandait un garant. Comparons, par exemple, la reflexion qui suit' : "Les gens, dit Aristote, parce qu'ils 6prouvent des sensations ou peuvent en 6prouver, jugent qu'ils vivent et qu'ils sont" Tw «lc8&vec8«1 I 8úvOCcr-3-OCL xon x«1 66 elvon vo?,t?ovaw). Voila qui nous semble plus clair! Toutefois, ces lignes du De generatione et coryuptione (où le Stagirite définit, du reste, ainsi 1'attitude du vulgaire), pas plus que celles du De sensu, ne sont une inference du type cartesien, nous l'allons voir. Gassendi, on s'en souvient, s'est vu taxer de grossiere meprise, lorsque, triomphant, il reprochait avec naivete au raisonnement de Descartes " Je pense, donc j je suis" d'avoir omis la demonstration d'une premisse: "Tout ce qui pense est". A bon droit reprenait-on Gassendi, car les cadres du syllogisme ne font pas justice au Cogito.8 Mais il en va tout autrement des textes d'Aristote que nous venons de reproduire. Les conclusions du De sensu et du De generatione et cor- ruptione ne sont pas donnees comme preuves d'existence de la part de ceux qui les formulent; elles affirment, certes, la conscience que des 6tres percevant ont d'exister, mais sur la f oi d'une vérité admise par ailleurs, et selon laquelle étre c'est Percevoir. Il n'y a donc pas à s'y méprendre: chez Aristote, loin d'6tre donnee comme pyeuve d'existence (fondement d'une m6taphysique), la conscience de soi qu'a le sujet percevant, est foumie seulement comme moyen de la constater.9 9 Un paraH6le de 1'Ethique à Nicomaque nous le fait voir à 1'6vidence. A l'int6rieur d'un long developpement destine a prouver que la felicite parfaite ne peut se passer de 1'amitiel°, nous lisons la proposition lem- matique que voici : 67 "Qui voit s'aperçoit qu'il voit, qui entend qu'il entend, qui marche qu'il marche, et, dans tous les autres cas, il existe quelque facult6 s'apercevant de ce que nous posons un acte; a telle enseigne que nous pouvons nous apercevoir que nous percevons et penser que nous pensons;" et Aristote de poursuivre en affirmant : "or, s'apercevoir que nous percevons ou pensons, c'est s'apercevoir que nous sommes." 11 Mais cette affirmation se trouve 6tre le terme d'une operation syllo- gistique, dont la majeure - exprimee a nouveau en toutes lettres a la suite de notre passage: Ta elv«i iv voezv - a fait l'objet d'un pr6liminaire circonstancie : "La vie se d6finit ... chez 1'homme par une capacit6 de sensation et de pens6e; mais la capacit6 se congoit par r6f6rence 6, l'acte, et 1'616ment principal r6side dans l'acte. Il apparait par suite que la vie humaine con- . siste principalement dans l'acte de sentir et de penser." Il devient des lors evident que la reconnaissance du syllogisme (im- plicite), qui rend compte aussi de la pensee d'Aristote dans le texte de Brehier, milite contre un rapprochement avec le Cogito. Ces pr6cisions apport6es, nous entrevoyons du meme coup et la nature de la conscience ici en cause et son role. Prenant pour objet 1'acte du sujet qui en est le siege - perceptions ou sensations sont conscientes, disons-nous, a 1'esprit de qui les eprouve - elle est fa- culte de connaissance; permettant a l'homme de se distancer par rapport a lui-m6me, et manifestant au sujet qu'il per?oit ou 6prouve à tel moment telle sensation, elle lui manifeste de ce fait qu'il est, c'est-a-dire, d'abord, qu'il agit. La conscience, instrument d'appre- hension du sujet, n'est point regard6e par le Stagirite comme un garant contre le doute, comme une assurance contre la possibilit6 que son 68 existence soit illusoire, parce qu'il n'y a pas, pour Aristote, de doute sur 1'existence: celle-ci est impliqu6e dans la saisie de 1'essence.'s Ainsi, l'Atre humain, sous l'impression qu'il par exemple, d'un objet sensible, realise (= fonction de la conscience) l'acte corr6- latif de connaissance qu'il fait de ce sensible, acte tenu pour le signe, mieux: pour 1'essence de son etre; et, r6v6l6 de la sorte a lui-m6me comme étre percevant (ce qui est une d6finition de l'homme), le sujet sait qu'il appr6hende quelque chose de reel (donc qu'il existe). La conscience ainsi entendue, repetons-le, n'est jamais regard6e par Aristote comme preuve d'existence dans quelque raisonnement que ce soit. Elle est analys6e seulement comme instrument de connaissance de 1'acte. Puisque l'homme ne se connait, pour Aristote, qu'a travers ses actes et que 1'activite de l'intellect est d6pendante en sa source de l'activit6 des sens, la conscience humaine est affectee en son repli sur elle- meme par la presence du corps, qui contrarie sa r6flexivit6 et 1'emp?che d'6tre radicale. L'anthropologie unitaire du Stagirite ne lui permettait pas d'6tre l'anc?tre de Descartes, dont le Cogito suppose une anthro- pologie dualiste. Nous avons ete conduit jusqu'ici a mettre 1'accent sur la conscience qui caract6rise 1'acte du sujet percevant ou pensant. Il va de soi, cependant, qu'elle ne s'attache pas a l'acte cognitif en tant que cognitif, mais en tant qu'acte. A ce titre, il importe d'observer que la conscience peut accompagner la plus banale des actions: marcher, par exemple XOCL 0 encore que tout acte n'est pas automatiquement conscient, evidence que le moraliste rappelle discretement dans le texte de 1'.Ethique d Nicoynaque traduit plus haut: "nous fiouvons nous apercevoir que nous percevons," etc. Mais l'acte de connaissance ayant ete defini comme le propre de 1'homme, il est evident que la conscience de pareil acte rev6t une im- portance privilegiee aux yeux d'Aristote. Il importe de le montrer. 69 § 2. La conscience et l'eudémonisme L'agir humain 6tant regarde par uploads/Science et Technologie/ bodeues-richard-notes-sur-quelques-aspects-de-la-conscience-dans-la-pensee-aristotelicienne-1975.pdf
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- Publié le Oct 11, 2022
- Catégorie Science & technolo...
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