Journal des anthropologues Association française des anthropologues 124-125 | 2

Journal des anthropologues Association française des anthropologues 124-125 | 2011 Les rapports de sexe sont-ils solubles dans le genre ? Décoloniser les sciences sociales en Afrique Decolonizing Social Sciences in Africa Mouhamedoune Abdoulaye Fall Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/jda/5874 DOI : 10.4000/jda.5874 ISSN : 2114-2203 Éditeur Association française des anthropologues Édition imprimée Date de publication : 1 mai 2011 Pagination : 313-330 ISSN : 1156-0428 Référence électronique Mouhamedoune Abdoulaye Fall, « Décoloniser les sciences sociales en Afrique », Journal des anthropologues [En ligne], 124-125 | 2011, mis en ligne le 01 mai 2013, consulté le 23 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/jda/5874 ; DOI : 10.4000/jda.5874 Journal des anthropologues 313 Journal des anthropologues n° 124-125, 2011 DÉCOLONISER LES SCIENCES SOCIALES EN AFRIQUE1 Mouhamedoune Abdoulaye FALL* À la question « Les sciences sociales peuvent-elles contribuer au développement du continent africain au lendemain des indépendances ? », nombre de spécialistes ont répondu par la positive. Cinq décennies après, il semble bien que leur appropriation, à l’image de la décolonisation politique du continent, soit restée incomplète. De la même manière que l’examen des fondements du « développement » a fait défaut, l’utilisation des sciences sociales a souffert d’une absence d’attitude critique à leur égard. En remontant aux principes de leur mise en pratique et de leur actuelle crise dans l’univers d’où elles ont été exportées, à savoir l’Occident, apparaissent les tares qui les ont accompagnées et la faiblesse des paradigmes utilisés. Dès lors, se dessinent petit à petit les contours du parachèvement de leur décolonisation en * UGB de Saint-Louis, membre associé UMR 201 « Développement et Sociétés » IRD/Paris1 B.P. 1238, Saint-Louis, Sénégal. Courriel : babalaye2000@yahoo.fr 1 La première version de ce texte a été présentée lors d’un colloque organisé par le CODESRIA en 2008 sur la Décolonisation des sciences sociales en Afrique : un programme inachevé, à l’issue d’un concours de dissertation (série Interventions du CODESRIA, édition 2007) sur le même thème. Je remercie tous les lauréats à ce concours pour leur lecture critique, également l’ANR (ANR-07-SUDS-013-DEVGLOB) et le CODESRIA (Programme de petites subventions) pour leur soutien dans le cadre d’une recherche plus globale à laquelle participe cet article. Mouhamedoune Abdoulaye Fall 314 Afrique. La réflexion s’enrichit des écueils constatés et, par le prétexte de l’interrogation des phénomènes d’économie populaire − réseaux sociaux et économiques et pratiques socio-économiques auxquelles ils président – s’oriente vers la quête et la restauration du sens, en ciblant les systèmes représentationnels des sujets épistémiques. Le problème des sciences sociales en Afrique : l’éternelle quête du « développement » Le problème des sciences sociales en Afrique réside essentiellement dans le fait que toutes leurs entreprises restent orientées vers le « développement ». De la même manière que la colonisation a introduit les sciences sociales en Afrique dans le but de mieux connaître afin de mieux administrer ses sociétés, elles servent aujourd’hui à ouvrir les voies du « développement » de l’Afrique (Ly, 1989 : 21-22). Une telle orientation, aussi louable soit-elle, fait face à deux exigences majeures qui, jusqu’ici, n’ont pas vraiment été satisfaites. La première est que la rupture envisagée ne saurait se limiter à un changement de visée et d’objectifs, mais comprend nécessairement l’invention de nouveaux protocoles théoriques et l’expérimentation de nouveaux outils méthodologiques. Assujetties aux traditionnels schèmes d’interrogation et d’interprétation, les sciences sociales en Afrique colportent avec elles les présupposés idéologiques inhérents au colonialisme ainsi qu’à ses avatars. Elles ont du mal à illustrer l’idéologie à laquelle elles se réfèrent et à indiquer les modes de transformation qui en découlent (ibid. : 1-2). Tout se passe comme si les Africains font de la recherche sans savoir pourquoi ou en tout cas sans servir l’Afrique dans son entreprise de reconstruction. En se focalisant sur le « développement » en tant qu’objet et objectif, ils n’introduisent pas de rupture entre la tradition moderniste et la volonté de combattre ses répercussions négatives sur les sociétés africaines. C’est ici où apparaît la seconde exigence. Les sciences sociales en Afrique se doivent de trouver des objets autres que le Décoloniser les sciences sociales en Afrique 315 « développement ». Ce dernier n’en est simplement pas un ; il suffit de lui chercher une définition pour s’en convaincre. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, bien des chercheurs afri- cains voient leur objet leur échapper et leurs productions se réduire à une philosophie critique du développement. Là où les uns s’interrogent sur ce qu’est le « développement » – objet insaisissa- ble –, les autres procèdent à sa critique en montrant ses incidences négatives sur les sociétés africaines – objectif apparemment biaisé ; tous semblent poursuivre le même but : en savoir davantage sur le « développement » afin de développer l’Afrique (ibid. : 22). Le débat sur les méthodes et les outils ne peut pourtant être fécond qu’en rapport avec les objets appréhendés et les buts assignés à la recherche. En faisant du « développement » l’objet et le but des sciences sociales, les chercheurs africains se sont éloignés des populations africaines en tant que sujets épistémiques. Cette exigence de rupture – au double niveau évoqué – est ainsi nécessaire pour faire des sciences sociales des outils efficaces de compréhension et de transformation des sociétés africaines. Elle invite au double retour à l’origine sociale des sciences sociales : « Comment le peuple pouvait en arriver à prendre telle ou telle décision ? » (Wallerstein, 2006 : 15) ainsi qu’à leur vocation naturelle – produire un savoir utile, soit à la réforme de la société, soit à la simple compréhension de ses modalités de fonctionnement. Ce retour vers l’élucidation et la transformation des mécanismes sociaux en cours à travers la saisie des caractéristiques sociales fondamentales emprunte le chemin des représentations sociales. Car, ce qui devient déterminant, c’est d’abord la connaissance du vécu des sujets épistémiques ainsi que de leurs sentiments sur un tel vécu ; c’est le décodage de ces « formes de "programmes" culturels » ou de ce « système de savoirs pratiques », seuls aptes à renseigner à la fois sur le vécu et le sentiment sur un tel vécu et qui fondent la détermination sociale de la représentation sociale (Seca, 2001 : 5 & 11). L’on comprend ainsi que la rupture évoquée aura du mal à s’opérer tant que perdureront les recherches commanditées par des institutions du Nord. L’impression est grande que les Occidentaux Mouhamedoune Abdoulaye Fall 316 savent mieux quoi faire de l’Afrique que les Africains. Les grands projets et les problématiques qui alimentent la recherche en Afrique – et ce jusque dans ses universités – viennent quasiment toujours du Nord (Ly, op. cit. : 14-15). À la dispersion des énergies, s’ajoute celle des choix paradigmatiques, variables selon l’institution demandeuse. Les Africains sont finalement réduits à de simples ouvriers qui consomment en retour les produits issus des matériaux qu’ils ont collectés et qui ont été ailleurs traités. À l’image de son économie, la production scientifique africaine relevant des sciences sociales est ainsi une production de rente ; à l’image du « développement » on assiste à une recherche par procuration. Cette dernière a la fâcheuse conséquence de distraire les chercheurs africains quant aux efforts de compréhension des mécanismes en jeu dans les sociétés africaines ; elle obéit au même rythme de changement des thèmes jugés prioritaires par les institutions du Nord et souffre d’une réelle vision transformative des sociétés appréhendées. Elle ne laisse pas de lieu à l’analyse en profondeur ni à la synthèse. Ce qui est admis ou jugé prioritaire aujourd’hui ne l’étant pas le lendemain, les analystes africains peinent à donner de la suite à leurs investigations et perdent facilement le fil qui les relie. La tendance générale est au prescriptif au détriment de l’analyse. Les études descriptives pullulent en Afrique, sans qu’une tentative de dépassement soit opérée. C’est une des raisons pour lesquelles on n’assiste toujours pas à une théorie générale des sociétés africaines élaborée par les Africains (ibid. : 26). Les thèmes et les problématiques tournent autour du « développement » et font qu’il est quasiment impossible de penser son absence. Pourtant, ce qu’on appelle « développement » et qui est proposé et même imposé aux Africains, puise dans une expé- rience sociale occidentale et englobe différentes dimensions du social occidental vécu (économique, politique, culturelle), chacune soumise à la dialectique de la marche vers le progrès, marche dans Décoloniser les sciences sociales en Afrique 317 laquelle le guide révéré est la raison objectivante2. Ainsi, en faisant du « développement » un objet et un but, les sciences sociales en Afrique ne peuvent que recourir aux mêmes disciplines occidentales, aux mêmes paradigmes occidentaux, aux mêmes outils et à la même intelligence qu’expérimente l’Occident, dans l’oubli qu’il ne s’agit pas de répéter la même expérience ni de col- porter les mêmes paradoxes théoriques et de vivre les mêmes insatisfactions (Lalèyê, 1996 : 466). Décoloniser les sciences sociales en Afrique, c’est alors procéder à la critique de cette raison et des modes d’interrogation et de transformation du social qu’elle a fondés, en veillant toutefois à ne pas tomber dans uploads/Science et Technologie/ decoloniser-les-sciences-sociales-en-afrique.pdf

  • 21
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager