COLLECTION « CRITIQUE » GEORGES DIDI-HUBERMAN DEVANT L’IMAGE QUESTION POSÉE AUX

COLLECTION « CRITIQUE » GEORGES DIDI-HUBERMAN DEVANT L’IMAGE QUESTION POSÉE AUX FINS D’UNE HISTOIRE DE L’ART LES ÉDITIONS DE MINUIT © 1990 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier © 2016 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique www.leseditionsdeminuit.fr ISBN 9782707337870 « Pour la science de l’art (Kunstwissenschaft), c’est en même temps une bénédiction et une malédiction que ses objets émettent nécessairement la prétention d’être compris autrement que sous le seul angle historique. (...) C’est une bénédiction parce qu’elle maintient la science de l’art dans une tension continuelle, parce qu’elle provoque sans cesse la réflexion méthodologique et que, surtout, elle nous rappelle toujours que l’œuvre d’art est une œuvre d’art, et non un quelconque objet historique. C’est une malédiction parce qu’elle a dû introduire dans la recherche un sentiment d’incertitude et de dispersion difficilement supportable, et parce que cet effort pour découvrir une normativité a souvent abouti à des résultats qui ou bien ne sont pas compatibles avec le sérieux de l’attitude scientifique, ou bien semblent porter atteinte à la valeur que donne à l’œuvre d’art individuelle le fait d’être unique. » E. Panofsky, Le concept de Kunstwollen (1920), p. 197-198. « Le non-savoir dénude. Cette proposition est le sommet, mais doit être entendue ainsi : dénude, donc je vois ce que le savoir cachait jusque-là, mais si je vois je sais. En effet, je sais, mais ce que j’ai su, le non-savoir le dénude encore. » G. Bataille, L’expérience intérieure (1943), O.C., V, p. 66. QUESTION POSÉE Souvent, lorsque nous posons notre regard sur une image de l’art, vient à nous l’irrécusable sensation du paradoxe. Ce qui nous atteint immédiatement et sans détour porte la marque du trouble, comme une évidence qui serait obscure. Tandis que ce qui nous paraît clair et distinct n’est, on s’en rend vite compte, que le résultat d’un long détour – une médiation, un usage des mots. Rien que de banal, au fond, dans ce paradoxe. C’est le lot de chacun. Nous pouvons l’épouser, nous laisser porter en lui ; nous pouvons même éprouver quelque jouissance à nous sentir alternativement captifs et libérés dans cette tresse de savoir et de non-savoir, d’universel et de singulier, de choses qui appellent une dénomination et de choses qui nous laissent bouche bée... Tout cela sur une même surface de tableau, de sculpture, où rien n’aura été caché, où tout devant nous aura été, simplement, présenté. On peut au contraire se sentir insatisfait d’un tel paradoxe. On voudra ne pas en rester là, en savoir plus, on voudra se représenter de façon plus intelligible ce que l’image devant nous semblait cacher encore par-devers elle. On pourra alors se tourner vers le discours qui se proclame lui- même en tant que savoir sur l’art, archéologie des choses oubliées ou inaperçues dans les œuvres depuis leur création, si ancienne ou si récente soit-elle. Cette discipline, dont le statut se résume ainsi à proposer une connaissance spécifique de l’objet d’art, cette discipline on le sait se nomme l’histoire de l’art. Son invention est extrêmement récente si on la compare à l’invention de son propre objet : on pourrait dire, à prendre Lascaux pour repère, qu’elle accuse sur l’art lui-même un retard de quelque cent soixante-cinq siècles, dont une dizaine emplie d’intense activité artistique dans le seul cadre occidental du monde chrétien. Mais l’histoire de l’art aujourd’hui donne l’impression d’avoir rattrapé tout son retard. Elle a passé en revue, catalogué et interprété des myriades d’objets. Elle a accumulé des quantités stupéfiantes d’informations, et s’est rendue capable de gérer la connaissance exhaustive de ce que nous aimons nommer notre patrimoine. L’histoire de l’art se donne, en réalité, comme une entreprise toujours plus conquérante. Elle répond à des demandes, elle devient indispensable. En tant que discipline universitaire, elle ne cesse de s’affiner et de produire de nouvelles informations : grâce à elle, les hommes y gagnent bien sûr en savoir. En tant qu’instance d’organisation des musées et des expositions d’art, elle ne cesse également de voir plus grand : elle met en scène de gigantesques rassemblements d’objets, et les hommes grâce à elle y gagnent en spectacle. Enfin, l’histoire devient le rouage essentiel et la caution d’un marché de l’art qui ne cesse, lui aussi, de se surenchérir : grâce à elle, les hommes y gagnent donc aussi en argent. Or, il semble que les trois charmes ou les trois « gains » en question soient devenus aussi précieux à la bourgeoisie contemporaine que la santé elle-même. Doit-on s’étonner alors de voir l’historien d’art prendre les traits d’un médecin spécialiste qui s’adresse à son malade avec l’autorité de droit d’un sujet supposé tout savoir en matière d’art ? Oui, il faut s’en étonner. Ce livre voudrait simplement interroger le ton de certitude qui règne si souvent dans la belle discipline de l’histoire de l’art. Il devrait aller de soi que l’élément de l’histoire, sa fragilité inhérente à l’égard de toute procédure de vérification, son caractère extrêmement lacunaire, en particulier dans le domaine des objets figuratifs fabriqués par l’homme – il va de soi que tout cela devrait inciter à la plus grande modestie. L’historien n’est, à tous les sens du terme, que le fictor, c’est-à- dire le modeleur, l’artisan, l’auteur et l’inventeur du passé qu’il donne à lire. Et lorsque c’est dans l’élément de l’art qu’il développe ainsi sa recherche du temps perdu, l’historien ne se trouve même plus en face d’un objet circonscrit, mais de quelque chose comme une expansion liquide ou aérienne – un nuage sans contours qui passe au-dessus de lui en changeant constamment de forme. Or, que peut-on connaître d’un nuage, sinon en le devinant, et sans jamais le saisir tout à fait ? Les livres d’histoire de l’art néanmoins savent nous donner l’impression d’un objet véritablement saisi et reconnu sous toutes ses faces, comme d’un passé élucidé sans reste. Tout y semble visible, discerné. Exit le principe d’incertitude. Tout le visible y semble lu, déchiffré selon la sémiologie assurée – apodictique – d’un diagnostic médical. Et tout cela fait, dit-on, une science, une science fondée en dernier recours sur la certitude que la représentation fonctionne unitairement, qu’elle est un miroir exact ou une vitre transparente, et qu’au niveau immédiat (« naturel ») ou bien transcendantal (« symbolique ») elle aura su traduire tous les concepts en images, toutes les images en concepts. Qu’enfin tout colle parfaitement et tout coïncide dans le discours du savoir. Poser son regard sur une image de l’art devient alors savoir dénommer tout ce qu’on voit – en fait : tout ce qu’on lit dans le visible. Il y a là un modèle implicite de la vérité, qui superpose étrangement l’adæquatio rei et intellectus de la métaphysique classique à un mythe – positiviste quant à lui – de l’omnitraductibilité des images. Notre question est donc celle-ci : quelles obscures ou triomphantes raisons, quelles angoisses mortelles ou quelles exaltations maniaques ont- elles bien pu amener l’histoire de l’art à l’adoption d’un tel ton, d’une telle rhétorique de la certitude ? Comment a pu se constituer – et avec tant d’évidence – une telle fermeture du visible sur le lisible et de tout cela sur le savoir intelligible ? La réponse du nouveau venu ou de l’homme de bon sens (réponse pas fatalement impertinente) serait que l’histoire de l’art, comme savoir universitaire, ne cherche dans l’art que l’histoire et le savoir universitaire ; et que pour cela elle se devait de réduire son objet, « l’art », à quelque chose qui évoque un musée ou une stricte réserve d’histoires et de savoirs. Bref, ladite « connaissance spécifique de l’art » aura tout simplement fini par imposer à son objet sa propre forme spécifique de discours, quitte à inventer d’artificielles frontières pour son objet – objet dépossédé de son propre déploiement ou déferlement spécifique. On comprendra alors l’évidence et le ton de certitude que ce savoir impose : il ne cherchait dans l’art que les réponses déjà données par sa problématique de discours. Une réponse extensive à la question posée reviendrait en fait à s’engager dans une véritable histoire critique de l’histoire de l’art. Une histoire qui prendrait en compte la naissance et l’évolution de la discipline, ses tenants pratiques et ses aboutissants institutionnels, ses fondements gnoséologiques et ses fantasmes clandestins. Bref, le nœud de ce qu’elle dit, ne dit pas, et dénie. Le nœud de ce qui est pour elle la pensée, l’impensable et l’impensé – tout cela évoluant, se retournant, faisant retour en sa propre histoire. Nous nous sommes ici contentés de faire un premier pas dans cette direction, en interrogeant d’abord quelques paradoxes induits par la pratique lorsqu’elle cesse de questionner elle-même ses propres incertitudes. Puis en interrogeant une phase essentielle de son histoire, qui est l’œuvre de Vasari au XVIe siècle, et les fins implicites que celle-ci devait pour longtemps assigner à toute la discipline. Enfin, nous avons tenté d’interroger un autre moment significatif, celui par lequel Erwin Panofsky, avec une autorité incontestée, tenta de fonder en raison le savoir uploads/Science et Technologie/ devant-limage-questions-pose-es-aux-fins-dune-histoire-de-lart-by-georges-didi-huberman.pdf

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