Reprint des Cahiers pour l’histoire du CNRS, 9 - 1990        

Reprint des Cahiers pour l’histoire du CNRS, 9 - 1990                                                           La Fondation française pour l'étude des problèmes humains et l'organisation de la recherche en sciences sociales en France Alain DROUARD (CNRS) Introduction : Prix Nobel de médecine en 1912, auteur d'un best-seller à retentissement mondial L'homme, cet inconnu paru en anglais et en français en 1935, Alexis Carrel assura pendant deux ans et demi environ - de 1942 à 1944 - en pleine guerre, dans la France occupée, les fonctions de Régent de la Fondation française pour l'étude des problèmes humains. Crée comme "établissement public de l'Etat doté de la personnalité civile et de l'autonomie financière" par une loi du 17 novembre 1941, la Fondation française pour l'étude des problèmes humains "dite Fondation Carrel" s'était vu assigner une double mission: étudier "sous tous les aspects (les) mesures propres à sauvegarder, améliorer et développer la population française"1 et "synthétiser des efforts poursuivis en dehors d'elle ou dans son sein et développer la science de l'homme"2. Que l'oubli et le discrédit aient recouvert à la Libération une création du gouvernement de Vichy ne doit pas surprendre. Mais plus de quarante ans après la guerre le temps n'est-il pas venu de chercher à définir la place et le rôle de cette institution originale et mal connue dans l'histoire des sciences sociales et humaines en France ? Comment ne pas souligner d'emblée les dimensions de l'entreprise, l'intérêt de la démarche et de l'oeuvre accomplie, la diversité de ses prolongements ? En janvier 1944, les effectifs de la Fondation dépasseront deux cent cinquante personnes. Quant aux moyens mis à la disposition d'Alexis Carrel, qu'il suffise ici de mentionner un budget initial de quarante millions de francs (soit l'équivalent de 43 600 000 francs de 1987); des locaux et des laboratoires dispersés dans Paris et la région parisienne. Tout en cherchant à développer l'esprit de synthèse et la "pensée collective" la Fondation a acclimaté en France des méthodes de recherche empirique et 1 Loi du 14 janvier 1942, article 1. 2 Cahiers de la Fondation française pour l'étude des problèmes humains n° 1, p. 9. expérimentale -comme les enquêtes par sondage déjà pratiquées aux Etats-Unis- contribuant à réaliser ainsi ce que l'on pourrait appeler une "greffe" d'ordre méthodologique. Compte-tenu de la brièveté de son existence officielle et des circonstances exceptionnelles de l'époque, l'oeuvre scientifique est loin d'être négligeable: mentionnons les analyses démographiques de Robert Gessain, Paul Vincent, Jean Bourgeois, les études pionnières de Jean Sutter sur la nutrition, les travaux sur l'habitat de l'équipe de Jean Merlet, les enquêtes par sondage réalisées pas l'équipe de Jean Stoetzel, les travaux et les publications du département de biosociologie dirigé par François Perroux sans oublier la grande enquête dite des cent mille enfants. Enfin parmi les prolongements de la Fondation on citera en premier lieu l'Institut national d'études démographiques et avec lui la constitution d'un des pôles de recherche les plus actifs et les plus féconds dans le secteur des sciences sociales et humaines en France. En dehors de l'INED d'autres initiatives et d'autres réalisations relèvent de l'héritage de la Fondation: le lancement en 1947 par le Dr André Gros ancien vice-régent de la Fondation du groupe des "conseillers de synthèse"; la création conjointe dix ans plus tard par le Dr André Gros et Gaston Berger du groupe et de la revue Prospective; la grande enquête multidisciplinaire de la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique (DGRST) sur Plozevet, entreprise en 1960 à l'initiative de Robert Gessain et de Jean Sutter; les Entretiens de Monaco sur les sciences humaines sans oublier la contribution d'anciens de la Fondation à la mise en place sur le plan national et international de la médecine du travail et l'impulsion donnée aux recherches ergonomiques. Quand on aborde l'étude de la Fondation Carrel, on est d'emblée confronté à des discours et à des sources très différentes: - Les textes officiels présentent la Fondation comme une institution scientifique spécialisée dans l'étude des problèmes de population et orientée vers la construction de la science de l'homme. Cette science dont l'édification suppose la conjonction d'une méthodologie de type expérimental et la synthèse de connaissances partielles devrait permettre de "reconstruire" l'homme et la société ébranlés par la crise des années trente qui, pour Carrel, était une crise de la civilisation. - A l'inverse du discours officiel, le "discours" privé d'Alexis Carrel notamment dans sa correspondance avec sa famille exprime des doutes sur la possibilité d'atteindre les objectifs qu'il s'était fixés et qui allaient bien au-delà de la production des connaissances puisqu'il cherchait à réaliser ce que Renan appelait une "réforme intellectuelle et morale". En apprenant à des hommes jeunes à travailler ensemble, à coopérer, à faire oeuvre commune le but était de préparer une petite élite à participer à la direction du pays après la guerre. Dans cette perspective l'oeuvre scientifique s'estompe au profit de la visée politique et éducative. - En troisième lieu les témoignages des anciens de la Fondation révèlent d'autres aspects de l'entreprise et permettent de poser une question essentielle: la Fondation a- t-elle été un creuset intellectuel et un des pôles de développement des sciences sociales et humaines en France ou seulement un organisme chargé de distribuer des bourses de recherche et des moyens de travail à des hommes et des femmes qui avaient des projets et des idées et les auraient réalisés avec ou sans Fondation? Pour répondre, encore faut-il distinguer au moins deux catégories à l'intérieur du groupe des anciens. Manifestement pour un petit nombre d'entre eux mais un petit groupe qui compte le passage par la Fondation a représenté un temps fort de l'existence. L'apprentissage des méthodes de "pensée collective" et de nouvelles démarches empiriques et expérimentales ont été autant d'acquis qu'ils s'efforcèrent après la guerre de faire fructifier. Au nombre de ces anciens profondément marqués par la Fondation, il faut ranger Jean-Jacques Gillon, Robert Gessain, André Gros, Jacques Ménétrier, Jean Sutter ainsi que Jean Stoetzel et Alain Girard. Et puis il y a les autres, la grande majorité, pour qui la Fondation n'a été qu'un moment ou un épisode sans signification particulière. Face à cette diversité de points de vue, on a cherché à combiner et à croiser une démarche de type historique reposant sur la critique des sources et des témoignages avec une perspective d'analyse sociologique impliquant la confrontation permanente des notions et des concepts -comme par exemple celui d'institutionnalisation- aux données historiques. Dans un premier temps on analysera le processus historique qui conduit à la création de la Fondation française pour l'étude des problèmes humains avant d'examiner l'institution pendant la durée de son existence officielle (1942-1945). Enfin on s'interrogera sur l'héritage de la Fondation à la Libération et les conséquences de sa reprise par l'Institut national d'études démographiques. 1. La genèse de l'institution En un sens la Fondation est issue d'un livre d'Alexis Carrel L'homme, cet inconnu publié en 1935 en français et en anglais ou plus précisément du succès de ce livre. Succès extraordinaire (plus d'un million d'exemplaires en français, des dizaines de tirages aux Etats-Unis en quelques années, plus d'une vingtaine de traductions dans le monde entier). Succès durable puisque le livre continue de se vendre. Succès populaire enfin pour un livre qui ne se résume pas comme le disait Carrel parce qu'il est déjà le résumé de plusieurs livres et qui n'est ni un traité philosophique, ni un ouvrage scientifique classique, ni une oeuvre de fiction. Livre inclassable en tout cas comme l'a noté finement Jean Rostand: "De ce grand découvreur, de ce subtil technicien, nous n'avions eu jusqu'à présent que des notes précises et sèches, des mémoires riches de faits et voici tout à coup qu'il se révèle philosophe, moraliste, voire prophète par un grand livre sur l'homme. Ouvrage étonnant qui ne ressemble à aucun autre, qui tient ensemble du traité, de l'essai, du pamphlet et du poème, qui fait penser à quelques discours sur la méthode où se retrouveraient en une synthèse savoureuse et inattendue Nietzsche et Renan, Auguste Comte et Brunetière, Bergson, le Professeur Grasset et Georges Duhamel"3. Dans L'homme, cet inconnu Alexis Carrel a exposé à plusieurs reprises sa conception d'une science de l'homme qui serait "la synthèse des connaissances parcellaires": "le gigantesque amas de connaissances est disséminé dans les revues techniques, dans 3 Jean Rostand, "L'homme, cet inconnu": à propos du livre du Docteur Carrel in Revue hebdomadaire, n°46, 44 année, Librairie Plon, 1935. les traités, dans les cerveaux des savants. Chacun n'en possède qu'un fragment. Il faut à présent réunir ces parcelles en un tout et faire vivre ce tout dans l'esprit de quelques individus. Alors la science de l'homme deviendra féconde"4. Parmi les disciplines s'occupant de l'homme, la médecine jouit uploads/Science et Technologie/ drou-ard.pdf

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