Histoire Épistémologie Langage 37/2 (2015), p. 5-15 © SHESL/EDP Sciences DOI :

Histoire Épistémologie Langage 37/2 (2015), p. 5-15 © SHESL/EDP Sciences DOI : 10.1051/hel/2015370201 Disponible en ligne sur : www.hel-journal.org Présentation Christian Puech Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Labex EFL Laboratoire d’Histoire des théories linguistiques (UMR 7597) Le dossier que nous présentons rassemble un choix de contributions issues d’un atelier consacré à l’école de Genève. Cet atelier s’est tenu au sein du XIXe Congrès International des Linguistes dont nous remercions les organisateurs pour leur accueil (Genève 2013). Il était l’un des deux ateliers co-organisés pour l’occasion en collaboration (UMR HTL) avec le Cercle Ferdinand de Saussure et à son initiative. Le xxe siècle a connu on le sait une floraison d’écoles linguistiques dont « l’école de Genève » – pour différentes raisons qu’abordent au moins en partie notre dossier – n’est certainement pas la plus connue ni celle qui a retenu le plus volontiers l’attention. C’est sans doute parce que le Cercle de Prague, celui de Copenhague, ou de New York, et, dans une moindre mesure l’école de Tartu, ont été identifiés après la Seconde Guerre Mondiale, comme les vecteurs principaux de l’installation et de la propagation du (ou des) structuralisme(s) en Europe et au niveau mondial, et de sa dissémination dans l’ensemble des sciences humaines et sociales1. Qu’on puisse parler parfois aujourd’hui d’« École de Cambridge (Massachusett) » pour désigner le paradigme concurrent (« générativiste ») qui lui a succédé dit assez bien que la 1 Sur certains aspects des avatars et des paradoxes chronologiques de cette dissémination (tardive), cf. C. Puech (éd.) (2013). La notion d’« école linguistique » : unité, singularité, pluralité Article published by EDP Sciences and available at http://www.hel-journal.org or http://dx.doi.org/10.1051/hel/2015370201 6 Christian Puech notion d’« école » joue un rôle discret mais constant dans les représentations plus ou moins spontanées de l’histoire récente des sciences du langage et de ce qu’on peut appeler leur « champ » à la fois unifié et divers… ou contradictoire. À quoi l’on doit ajouter bien sûr que cette catégorie historiographique d’école plus ou moins réfléchie, plus ou moins assumée par ses promoteurs et usagers ne concerne ni le seul « présent » du développement des théories linguistiques, ni non plus le seul domaine strict des sciences du langage. Sur ce second point, on peut citer au moins l’ouvrage récent Theoretical Schools and Circles : Literary Theories, History, Philosophy2 qui propose ces notions de cercle et d’école comme des entrées possibles dans la restitution de tout un pan de la modernité des sciences humaines et sociales. Dans ce cadre, l’éclectisme des dénominations (« Cercle », « École »), de leur détermination – « École formaliste russe » (doctrine), « Cercle de Bakhtine » (fondateur), « École des Annales » (revue), « Cercle de Prague », « École de Genève », « École de Chicago » (lieux), « École de Yale » (lieu et/ou institution)… disent bien et à la fois la commodité de dénominations-repères dans l’espace et le temps et la relative indétermination – au-delà d’un procédé commode – du fonctionnement de ces catégories. Sur le premier point, l’ancienneté du procédé, ou son utilisation rétrospective pour désigner une certaine homogénéité de principes partagés par des grammai- riens/linguistes, on peut citer sans souci d’exhaustivité et du plus proche au plus lointain, l’école de Kazan, l’école néogrammarienne (dite aussi « école de Leip- zig »), celle des Idéologues, celle de Port-Royal (« c’est à peine s’ils forment une école particulière au sens rigoureux du mot » écrit à propos des Messieurs l’Abbé Bremond3), celle des « modistes » médiévaux (xiiie et xive siècles), des grammai- riens d’Alexandrie (iiie-iie siècles av. J.-C.), etc. Quant à l’ancienneté de ce procédé de repérage et d’identification (parfois d’auto-identification), il n’est pas néces- saire d’en mentionner l’existence très ancienne dans d’autres domaines du savoir et de la réflexion : on pouvait être, dans l’Antiquité philosophique, du Portique, du Jardin, du Lycée, de l’Académie, etc. Le lieu renvoyait, outre à lui-même, à une « fondation » et à un fondateur, à une « doctrine » identifiable et différenciable et, bien sûr, à une tradition ou un projet transmissible dont la traçabilité était jugée rétrospectivement assurée ou projectivement souhaitable... 1. Unité d’un champ et diversité des écoles Au xxe siècle, la notion d’école linguistique qui présuppose la pluralité (une école n’est identifiable que par différence) nous semble pourtant paradoxale à deux titres au moins : 2 Marina Grishakova et Silvi Salupere (eds) (2015). 3 Bremond 1923, Avant-propos, p. 2. La notion d'« école linguistique » 7 (i) D’abord parce que son usage statistiquement fréquent est contemporain de l’unification (au moins projetée) des principes généraux de description des langues. C’était même là le thème imposé du premier Congrès International des Linguistes tenus à La Haye en 1928, et au cours duquel, justement, les écoles de Prague (R. Jakobson, W. Mathesius, N. Troubetzkoy) et de Genève (Ch. Bally, A. Sechehaye, S. Karcevski) se firent reconnaître en tant que telles : C’était un coup d’essai, une tentative […]. La linguistique a, au grand jour et devant le forum du monde entier, plaidé ses propres causes. (J. Schrijnen cité par R. Jakobson, 1973) Copenhague, New York (dans une certaine mesure) suivirent. Leipzig précédait (de peu) avec l’école néogrammairienne. Si l’on est en droit de parler d’École de Paris, c’est de manière plus discrète mais néanmoins récurrente pour désigner rétrospectivement de jeunes chercheurs regroupés autour de la Société linguistique de Paris et de M. Bréal et ayant, pour la plupart, suivi les enseignements de Fer- dinand de Saussure à l’EPHE. C’est bien sûr le cas d’A. Meillet, démiurge discret mais, on le sait, actif de ce premier Congrès des linguistes, et figure incontournable de la linguistique mondiale en 1928. (ii) Ce projet d’unification des principes premiers de la discipline est bien sûr aussi un projet d’autonomisation de la linguistique. Si les propositions de Prague et de Genève (qui sera chargée d’organiser le second Congrès en forme d’hommage à F. de Saussure) rencontrent l’assentiment d’une grande partie des congressistes, c’est qu’elles sont porteuses de la promesse de reconnaissance d’une « profession » (distincte de celle de « philologue », en particulier) et que cette promesse est garantie par la légitimité d’une Autorité, celle de F. de Saussure et du Cours de linguistique générale. En 1928, douze ans après la publication du Cours, la figure du grand Genevois apparaît donc à la fois comme unificatrice et porteuse de spécialisations possibles (incarnées par des écoles distinctes) dans un champ à la fois unifiable et différenciable. C’est bien ce premier congrès international des linguistes qui marque la fin de la période de réception du cours et inaugure celle de sa constitution en héritage : un patrimoine commun (synchronie/diachronie, langue/ parole, arbitraire du signe, valeur, etc.), ouvert à la pluralité des interprétations et inflexions, des reprises et démarcations propres aux différentes écoles. Mais bien sûr, cette présentation trop rapide ne tient pas compte des éléments cruciaux qui devraient permettre de mieux éclairer les problèmes historiogra- phiques fondamentaux liés à la notion moderne d’école dans le champ de la linguistique. Toutes choses égales d’ailleurs, on peut en discuter la pertinence comme il arrive parfois qu’on conteste celle de « tradition » métalinguistiques (et de « tradi- tion scientifique » tout court). Même si l’on recourt parfois à l’idée qu’il existe des 8 Christian Puech traditions scientifiques nationales (les mathématiques françaises ou russes, par ex.), des écoles scientifiques (l’école de physique de Copenhague), on prend souvent soin de distinguer une science internationale conforme à une idée universaliste de la science d’une science particulière liée à une culture et difficilement exportable. C’est en ce sens qu’on parlera par exemple de médecine traditionnelle chinoise. 2. Écoles et traditions L. Hjelmslev et K. Togeby nous fournissent un exemple de cette dialectique de l’universalité et des particularismes, des tensions et complémentarités entre traditions et écoles sur un spectre de positions qui vont d’une minoration de la notion d’école à son extension totalisante maximale. Entre innovation annoncée et continuité maintenue, sous le titre « Introduction à la linguistique », Hjelmslev (1971, p. 15-27), prononce sa Conférence inaugurale à la Chaire de linguistique comparée de l’université de Copenhague en 1937. Si l’usage social de la linguistique n’est pas évoqué ici, l’inscription dans une tradi- tion est, elle, explicitement assumée, conformément au « genre » dont relève la « Leçon inaugurale ». Mais très vite, Hjelmslev problématise ce qui aurait pu rester une intervention ritualisée. S’il s’agit bien de poursuivre une tradition linguistique nationale amorcée il y a plus de cinquante ans, institutionnalisée sous la forme dont il hérite depuis 1887, illustrée par des personnalités prestigieuses (Rasmus Rask, Vilhelm Thomsen, Holger Pedersen... et bien d’autres), si la conscience de cette tradition est largement réfractée et renforcée par la reconnaissance de la communauté scientifique internationale (Troubetzkoy, Meillet sont les cautions invoquées), il s’agit aussi de la renouveler : Si l’on peut montrer que les changements linguistiques ne sont pas dus simplement à des tendances limitées à une population donnée, mais aussi à une prédisposition au changement dans le uploads/Science et Technologie/ hel20153702p5-pdf.pdf

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