L’Intermédiaire des mathématiciens Un forum pour les mathématiques au tournant

L’Intermédiaire des mathématiciens Un forum pour les mathématiques au tournant du XXe siècle Je vais évoquer un travail que j’ai réalisé il y a quelques années déjà, en 2006, et qui concernait l’Intermédiaire des mathématiciens, un journal mathématique d’un genre un peu particulier, comme nous allons le voir, publié dans les premières décennies du XXe siècle. Je dois avouer dès à présent que cette étude était en fait la première étude historique que j’ai menée, à l’occasion du M2 en HST suivi alors à l’Université de Nantes. En relisant dernièrement ce travail, j’ai dû reconnaître ses imperfections (travail en vase clos, et à partir des seules sources imprimées), que je n’ai pas eu le temps de combler jusqu’à présent : entre temps j’ai préparé une thèse en HST, que je viens de soutenir, sur un tout autre sujet. J’y ai retrouvé néanmoins un matériau brut pour engager des recherches plus fines et mieux problématisées d’un point de vue épistémologique, établies moins à vue que celles conduites pour la validation d’un diplôme. Dans les minutes qui viennent, je vous propose néanmoins de présenter le fruit de ces premières investigations que j’ai pu faire, en 2006. Avant toute investigation plus fine dans ses contenus, j’aime considérer qu’un ouvrage en lui-même, dans sa matérialité, sa présentation dans les quelques données de sa couverture, nous offre davantage de renseignements qu’il n’y paraît ; voire suffit à susciter un questionnement large. Aussi, je propose en entamant cette intervention de dégager les thèmes qui vont m’intéresser ensuite à partir de cette première observation de L'Intermédiaire des mathématiciens. Comme l’indique la couverture, L’IM est donc un mensuel fondée en 1894 par Charles-Ange Laisant et Émile Lemoine, et qui continue d’être publié régulièrement jusqu’en 1926, passant notamment entre les mains d’autres rédacteurs – Edmond Maillet, Auguste Grévy, Pierre Fatou, Arthur Maluski et Auguste Boulanger, Julien Lemaire, Amédée Vaulot. En somme des acteurs des mathématiques peut-être de second plan au point de vue scientifique et qui œuvrent plutôt dans la sphère enseignement, soit comme répétiteurs à polytechnique ou MCF de province, soit comme auteurs de manuels scolaires. Sans doute aussi des acteurs qui aspirent à un autre rôle dans la communauté des mathématiques, dès lors qu’ils s’engagent dans la rédaction de L’IM. Car en effet, L'Intermédiaire des mathématiciens, est un mensuel qui -- son nom le suggère -- se pose comme un organe d'échanges et d'entraide entre « personnes qui s’occupent des Mathématiques, soit par profession, soit par goût1 », en se donnant comme seul objet de publier, dans ses quelques trois cent pages annuelles et pendant les trois décennies que dure sa livraison, d'une part les questions rencontrées les lecteurs au cours de leurs recherches mathématiques, et d'autre part les (éléments de) réponses suggéré(e)s à ces questions par d’autres correspondants du journal. En d'autres mots, j'aime voir dans l'IM un ancêtre imprimé de nos forums et autres listes de discussions électroniques actuelles. Je propose un premier aperçu de ce journal en deux temps. Mon ambition sera d'abord de revenir plus précisément sur le projet théorique de ses fondateurs qui, dans leur aspiration « à établir des liens entre savants, professeurs, élèves studieux, simples amateurs de mathématiques », parient sur le progrès de la science et ses vertus pacificatrices -- des principes tout à fait dans l'air du temps de ce tournant XIXe-XXe siècle. A raison de trois cents pages annuelles entre 1894 et 1924, je ne pourrais, dans ce premier examen, donner une image définitive ni de l'ensemble des lecteurs du journal, ni des mathématiques qui y sont abordées ; néanmoins, par une approche quantitative basée sur les différentes tables de questions et des correspondants, j'avais tenté en 2006 de dégager une première image de ce lieu de savoirs que je présenterai dans la deuxième partie de cet exposé. Le discours théorique En lançant l'IM, Laisant et Lemoine ne s'inscrivent pas dans une démarche véritablement de concurrence, dans le milieu florissant des revues mathématiques de ce tournant de siècle. Au contraire, les rédacteurs entendent se positionner sur un créneau nouveau, en rapprochant les thèmes du progrès de la science et de l'entraide entre savants. Ce sont là les principes développés par Laisant et Lemoine dans leur intervention2 au congrès de l'AFAS de Besançon 1893, et qu’ils réaffirment dans l'éditorial fondateur de l'IM quelques mois plus tard, en précisant les moyens de leur mise en œuvre. Les quelques éditoriaux des années suivantes (janvier 1895, 1 IM, préface, t. 1, 1894, p. v. 2 « Remarques sur l'orientation et les progrès des sciences mathématiques », Revue Générale des Sciences pures et appliquées, 30 novembre 1893, pp. 719-722. 1896, 1899, 1900, 1901) permettent de souligner les obstacles au plein succès du projet, rencontrés par la publication. Un journal d'un genre nouveau L'éditorial fondateur débute sur une remarque par laquelle Laisant et Lemoine affirment l'originalité de leur entreprise : « L'IM n'a rien de commun avec les journaux mathématiques existant aujourd'hui en France et à l'Etranger. Nous croyons même qu'il ne se rapproche d'aucune publication antérieure3». Leur journal mathématique serait une première : il existe déjà à l'époque des journaux mathématiques publiant une correspondance, notamment Les Nouvelles Annales Mathématiques. Mais ces journaux donnent à coté de cela une part importante aux articles, mémoires… En écartant justement articles de fond et comptes rendus d'ouvrages [« nous ne publierons ni articles, ni mémoires, ni même de simples notes sur des sujets étrangers aux questions4 »] pour uniquement se consacrer comme lieu d'échanges et d'entraide entre savants - en d'autres mots comme intermédiaire - la revue de Laisant et Lemoine figure en effet une nouveauté du paysage éditorial mathématique de ce tournant de siècle, fort déjà de quelques 600 titres accueillant des articles mathématiques suivant H. Gispert5]. De fait, les deux rédacteurs ne s'en cachent pas, leur concept de revue n'est pas neuf, mais s'inspire de l'expérience fructueuse des Notes and Queries lancées par l’anglais William John Thoms en 1849, et plus immédiatement par leur pendant français, l'Intermédiaire des chercheurs et des curieux, fondé en 1864 par Carle de Rash, alias Charles Read, un haut fonctionnaire, lettré et érudit. L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux est un journal de questions et réponses sur des sujets divers (histoire, littérature, art, civilisations, généalogie, biographies, religions, politique). Son mode de fonctionnement est simple : une partie de la revue comprend des questions, l'autre partie les réponses aux questions des mois précédents, apportées par les lecteurs eux-mêmes faisant partager leurs connaissances, le fruit de leurs recherches ou leur point de vue. Structure simple et dépouillée reprise par 3 IM, préface, t. 1, 1894, p. v. 4 IM, préface, t. 1, 1894, p. vii. 5 « Les journaux scientifiques en Europe », in Blay Michel, et Nicolaïdis Efthymios (éds.), L'Europe des sciences : constitution d'un espace scientifique, Paris, Seuil, 2001, pp. 191-211. Laisant et Lemoine, qui insistent sur le fait que les questions posées dans le journal ne doivent pas être des défis mathématiques lancés par leur auteur aux lecteurs, contrairement à ce qui se fait dans d'autres journaux, mais bien des demandes d'aides. Au XVIIIe siècle, les savants s'adressaient des défis et se cachaient mutuellement leurs méthodes; la science a largement profité de cette émulation. Aujourd'hui les conditions ont changé : la science s'est répandue; les découvertes de chacun sont divulguées sur l'heure par la volonté des inventeurs eux-mêmes; une sorte d'effort collectif s'est substitué avec avantage à l'effort individuel de nos pères, et c'est cet effort collectif que nous voulons développer6. Reprenant le constat du morcellement des mathématiques en branches très spécialisées au point « [qu'] on ignore souvent ce qui se passe et ce qui se fait dans une branche voisine de celle dont on s'occupe particulièrement7 », L’Intermédiaire offre donc la possibilité au chercheur de poser des questions qui lui sont difficiles vis- à-vis de son domaine d'études, et qui seront résolues sans labeur par un correspondant d'une autre branche mathématique. Les lecteurs, acteurs du journal Si l’ouverture du journal à toutes les questions englobées sous l'expression générique de mathématiques laisse entrevoir le lectorat déjà vaste attendu par Laisant et Lemoine pour leur Intermédiaire – nous reviendrons sur la mise en œuvre de ce principe –, les deux fondateurs visent cependant un public de lecteurs ou plutôt de correspondants plus large encore que celui des spécialistes, dès lors qu'ils affirment leur souhait de donner accès à toutes les questions qui nous seront posées, se rapportant aux mathématiques, depuis les plus élémentaires jusqu'aux plus élevées8 ». Et de fait, le public à qui s'adresse la revue est dessiné dans l'éditorial de 1894, comme celui des sont les « personnes qui cultivent les mathématiques9 », soit encore « professeurs, élèves studieux, simples amateurs10 ». Cette volonté d'une revue à public ouvert est clairement revendiquée à plusieurs reprises par Laisant et 6 IM, préface, t. 1, 1894, pp. vi-vii. 7 IM, préface, t. 1, 1894, p. v. 8 IM, préface, t. 1, 1894, p. vi. 9 IM, préface, t. 1, 1894, p. v. 10 IM, préface, t. 1, 1894, uploads/Science et Technologie/ pineau.pdf

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