Yves Jeanneret Université de Paris 4 Sorbonne (Celsa) Laboratoire Langages, log

Yves Jeanneret Université de Paris 4 Sorbonne (Celsa) Laboratoire Langages, logiques, informatique, communication, cognition (LaLICC), CNRS Bruno Ollivier Université des Antilles et de la Guyane Gerec-F Laboratoire communication et politique, CNRS INTRODUCTION Une discipline et l'université française Ce numéro d'Hermès est centré sur une discipline. Il s'attache à un exemple particulier, celui des Sciences de l'information et de la communication (couramment nommées Sic, sigle retenu ici, ou Infocom) discipline universitaire française créée en 1974. La démarche qu'on a été amené à suivre pour atteindre le résultat que voici a reposé sur un questionnement triple. Que sait-on des disciplines ? Que peut-on dire d'elles? Comment parler d'une discipline particulière? Sur ces trois points, cette introduction voudrait éclairer sa genèse et son projet, en expliquant les choix éditoriaux qui ont été faits. Que sait-on des disciplines ? D'abord, ce qu'elles disent sur elles-mêmes. Qu'elles existent, comme l'aurait dit Alexandre Vialatte, depuis la plus haute Antiquité. Qu'hors d'elles il n'est point de savoir. Qu'elles fondent l'université et qu'elles HERMÈS 38, 2004 13 Yves Jeanneret et Bruno Ollivier ont à voir avec l'Universel qu'elles permettent d'atteindre même quand elles s'appuient sur des objets triviaux. Qu'elles tirent argument de leur existence sociale pour leur nécessité théorique. Qu'elles s'attribuent des pères fondateurs (Socrate, Durkheim, Freud ou de Saussure pour ne parler que d'eux), des actes de naissance (une décision ministérielle de 1974 pour les Sciences de l'information et de la Communication, la publication du Cours de linguistique générale pour la linguistique). Qu'elles affichent un âge, qui sert à certaines à fonder leur légitimité: les plus anciennes (comme la philosophie ou les mathématiques) prétendent être parfois les plus scientifiques, parfois les plus nobles, même si d'autres (rhétorique ou sophistique), peuvent leur disputer cette aînesse. Les plus jeunes attendent parfois de l'emprunt à leurs aînées leur rigueur ou leur dignité, et peuvent se heurter à la défense âpre de leur identité et de leurs frontières. Elles évoquent plus rarement leur parentèle, les conditions de leur engendrement, ce qui les distingue de leurs ancêtres, les conditions de leur développement, de leur progressive autonomisation et de leur maîtrise dans un champ qu'elles vont travailler à leur manière : ce qu'on nomme leur champ disciplinaire. Enfin, on tait presque toujours leur date de décès, comme celle des disciplines qui les ont précédées (La dissertation en latin a certes vécu mais la philologie comparée existe-t-elle encore? Et le matérialisme historique de l'ancienne URSS?). Les disciplines ont plus ou moins un objet. Entendons par là que celui-ci se définit plus ou moins aisément et que, même pour les plus assurées, il n'est jamais certain qu'il ne se dérobe pas. Dans la mesure où la démographie traite des variations de population, elle a un objet saisissable, comme la gastroentérologie ou l'astrophysique (au moins pour le non-spécialiste). L'objet de la sociologie est déjà moins facile à circonscrire. Il peut être partout. Celui de la linguistique ne l'est pas du tout pour le non linguiste, puisqu'il repose sur une catégorie produite par les linguistes qui ont inventé deux catégories, langue et parole, et décidé de traiter de ce que recouvre pour eux la première. Quant à la philosophie, son objet est le plus in(dé)fini. Mais l'existence d'un objet n'est pas pour une discipline une question purement empirique. Elle conditionne son identification, sa reprise, son élaboration par un collectif social. C'est pourquoi il ne suffit pas d'identifier un objet intéressant pour faire science. Les objets existants ont le poids de l'investissement (de la croyance) dont ils font l'objet, qui leur donne une forme de pérennité. Il arrive ainsi souvent que ce n'est pas l'objet trivial, réel, qui définit la discipline (l'homme est objet d'étude pour la philosophie et la médecine entre autres), mais que la discipline apporte à l'étude de l'objet trivial ce qui fait son caractère propre de discipline, en le construisant d'une certaine manière. Ainsi pour l'homme, qui sera saisi comme être pensant ou comme système anatomique. Mais il serait trop simple de penser pour autant qu'un objet disciplinaire est une pure construction. Il reste toujours profondément ancré autant dans ce dont il tente de rendre compte que dans ce qui l'a rendu possible. Deux types de voisinage sont ainsi repérables. L'un est diachronique (quelles disciplines ont engendré celle qu'on observe?). L'autre est synchronique (il existe des disciplines qui traitent du même objet, mais d'une manière différente). Ces voisinages, fondamentaux pour comprendre l'identité des disciplines, sont souvent tus ou soumis au règne de la polémique scientifique. Si l'on veut dépasser les discours convenus pour observer mieux les disciplines, il faudra bien s'approcher du milieu où elles vivent et se développent. Les disciplines enseignées à l'université sont soumises aux logiques d'organisation de cette université qui leur sert d'écosystème. On observera que leur développement y suit sa propre logique, mais que cette logique disciplinaire doit composer avec deux autres types de logiques qui lui sont hétérogènes. Les unes tiennent au corps social, d'autres à la production de la connaissance scientifique (qui ne se limite pas aux disciplines). 14 HERMES 38, 2004 Introduction Les logiques disciplinaires visent fondamentalement à l'institutionnalisation et à la normalisation des discours et des pratiques. Elles ont une tendance naturelle à la reproduction de l'existant, même si la rupture et la marginalité peuvent y faire valeur. Au plan institutionnel, elles se sont longtemps appuyées sur le pouvoir des facultés, disparues officiellement en 1968 au profit d'institutions voulues pluridisciplinaires. La logique facultaire n'était pas incompatible avec des logiques politiques, au sens où l'exercice du pouvoir dans l'université se réalisait grâce à l'appui de disciplines, et à leur profit. Et c'est souvent encore le cas. Depuis, les disciplines ont été de plus en plus contraintes de croiser des logiques sociales. Que celles- ci les portent, les critiquent, ou plus cruellement les ignorent. Effet, rançon ou bénéfice de l'ouverture de l'université sur l'extérieur et de sa démocratisation, il arrive de plus en plus souvent que des acteurs formulent leurs demandes en termes de formation, et en particulier que soit demandé à l'université non plus de délivrer un savoir disciplinaire mais de préparer à l'exercice d'une profession. Ce qui fait, entre le développement d'attitudes consuméristes et le poids croissant des entreprises et des collectivités territoriales, échapper le pilotage des universités aux logiques disciplinaires des anciennes facultés, dans un contexte de plus concurrentiel entre universités et lieux de formation. Enfin, quelque peu paradoxalement, les logiques disciplinaires ont à composer avec les logiques scientifiques. Ces dernières ne visent pas fondamentalement l'institutionnalisation et la normalisation. Elles ambitionnent la construction de nouvelles connaissances. Bien souvent, ce sont des développements inattendus, des rencontres, des hybridations qui favorisent le renouveau et la croissance de branches autrefois secondaires ou inexistantes. Des terrains explorés par la recherche peuvent aussi se révéler féconds et productifs et susciter la création de nouveaux champs de recherche et d'enseignement. Enfin, le développement technologique, particulièrement dans le domaine de l'information et de la communication peut susciter des approches renouvelées qui contribuent à transformer le paysage des connaissances, donc la perspective de la discipline elle-même. Que peut-on dire d'une discipline ? Plus modestement, comment peut-on parler d'une discipline, celle des Sciences de l'information et de la communication? Que peut-on dire d'une discipline jeune (trente ans), grandie en France sous le signe spécifique de l'alliance de l'information et de la communication, alors qu'on distinguera ici les études de journalisme de la bibliothéconomie, là les Communication studies des Media studies ou des Cultural studies ? Que peut-on observer d'une discipline lors de son développement ? Que peut-on dire de ses relations aux diverses logiques sociales, scientifiques, institutionnelles ? Le premier parti pris qui s'offre à l'esprit est historiographique. D'où vient-elle? Comment est-elle reconnue? Comment s'impose-t-elle? On centre le discours sur l'événement pour chercher ce que la discipline a de spécifique. Ce n'est pas le parti choisi ici. Un second choix possible est celui de la description exhaustive. On tente de donner une photographie ou une carte du champ disciplinaire, dans une entreprise de type encyclopédique, pour montrer ce que la HERMES 38, 2004 15 Yves Jeanneret et Bruno Ollivier discipline recouvre aujourd'hui. Ce n'est pas non plus ce qui a été tenté dans ce numéro. L'œuvre est trop complexe et la couverture exhaustive d'un tel champ n'y tiendrait pas. D'autant que s'il s'agissait de couvrir le domaine des recherches sur l'information et la communication, on constaterait d'évidence que les Sic ne sont ni les seules ni les premières à l'avoir investi : toutes les livraisons d'Hermès ne suffiraient pas à l'entreprise. Aussi bien n'a-t-on pas poursuivi ici ce projet. On a préféré une troisième voie. On a cherché à identifier quelques-unes des nouvelles questions que cette discipline a posées. Elle touche en particulier à des objets fortement investis socialement (les médias, les réseaux de télécommunications...) et à des valeurs centrales (la démocratie, le droit à l'information, la communication...). Mais elle n'est ni la seule, ni la première à les observer. Comment les aborde-t-elle ? Quel type de savoirs construit-elle sur ces objets, et en quoi sont-ils différents de ce que d'autres ont pu élaborer? uploads/Science et Technologie/ hermes-2004-38-13.pdf

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