Controverse La synergologie, une lecture pseudoscientifique du langage corporel
Controverse La synergologie, une lecture pseudoscientifique du langage corporel1 Synergology, a pseudoscientific reading of body language V. Denault1 S. Larivée2 D. Plouffe3 P. Plusquellec4 1 Centre d’études en sciences de la communication non verbale et Département de communication, Université de Montréal 2 École de psychoéducation, Université de Montréal 3 Université McGill 4 Centre d’études en sciences de la communication non verbale, Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal et École de psychoéducation, Université de Montréal Correspondance : Pierrich Plusquellec Vincent Denault Centre d’études en sciences de la communication non verbale, Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal 7401, rue Hochelaga Montréal (Québec) Canada H1N 3M5 pierrich.plusquellec@umontreal.ca vincent.denault@umontreal.ca Résumé L’objectif du présent article est d’évaluer si la synergologie fait partie du domaine de la science ou si elle n’est qu’une pseudoscience du décodage du non-verbal. Le texte comprend cinq parties. Dans la première partie, nous décrivons des éléments importants de la démarche scientifique. Dans les deuxième et troisième parties, nous présentons brièvement la synergologie et nous vérifions si celle-ci respecte les critères de la science. La quatrième partie fait état d’une mise en demeure adressée à Patrick Lagacé et à La Presse pour une série de textes qui présentait une vision très critique de cette approche. Enfin, l’utilisation d’arguments non pertinents d’un point de vue scientifique, une tentative inappropriée de donner de la crédibilité à la synergologie par une mise en demeure et un recours injustifié à l’argument éthique nous amènent à conclure que la synergologie est une pseudoscience du décodage du non-verbal. Mots-clés : pseudoscience, synergologie, non-verbal. Abstract The objective of this paper is to assess whether synergology is part of science or whether it is merely a nonverbal behavior decoding pseudoscience. The text consists of five sections. In the first section, we describe important elements of the scientific approach. In the second and third sections, we briefly present synergology and we examine if it meets scientific criteria. The fourth section reports a demand letter addressed to Patrick Lagacé and La Presse for a series of texts which presented a very critical view of this approach. Finally, the use of irrelevant arguments Revue de psychoéducation Volume 43, numéro 2, 2015, 425-455 1. Nous remercions les cinq lecteurs arbitres auxquels le texte a été soumis ainsi que H. Delmas, B. Elissalde, A. Quiviger et N. Rochat. La qualité et la diversité de l’ensemble de leurs commentaires nous ont permis d’améliorer sensiblement le présent article. from a scientific point of view, an unwarranted attempt to give credibility to synergology by a demand letter and an unjustified use of the ethical argument lead us to conclude that synergology is a nonverbal behavior decoding pseudoscience. Keywords: pseudoscience, synergology, nonverbal behavior Du 9 au 11 mai 2015, Patrick Lagacé (2015a, 2015b, 2015c, 2015d, 2015e, 2015f) a publié dans le journal La Presse une série de textes sur la synergologie qui, à tout le moins, présentait une vision très critique de cette approche qui prétend pouvoir interpréter les gestes de tout un chacun. En réponse à cette série de textes, le créateur de la synergologie, Philippe Turchet, a mis en demeure, par la voix de son avocat, La Presse et Lagacé de se rétracter et de s’excuser. Les arguments développés dans cette mise en demeure2, partagée par Turchet et d’autres tenants de la synergologie sur les réseaux sociaux, incluant Twitter et Facebook, étaient- ils justifiés au plan scientifique ? La synergologie fait-elle partie du domaine de la science ou n’est-elle qu’une pseudoscience du décodage du non-verbal ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous présenterons d’abord trois éléments importants à considérer lorsqu’on tente de déterminer le caractère scientifique de connaissances : la notion de paradigme de Kuhn, le critère de réfutabilité de Popper et les mécanismes d’autocontrôle de la science. Ensuite, nous décrirons brièvement la synergologie. Cette description permettra enfin d’évaluer si elle fait partie du domaine de la science ou si elle n’est qu’une autre de ces pseudosciences qui gravitent en marge des neurosciences et des sciences de la communication. Les fondements de la démarche scientifique3 Bien que distinguer clairement la science des pseudosciences soit un défi important auquel est confronté l’épistémologie moderne, deux philosophes ont contribué significativement à la question et ont grandement influencé la compréhension de l’activité scientifique : Thomas Kuhn et Karl Popper. Dans cette section, nous présenterons des concepts centraux qui découlent de leur travail et qui permettent de mieux comprendre la nature de la science. Nous verrons ensuite des éléments d’autocontrôle utilisés de façon généralisée dans les différents domaines scientifiques : la révision par les pairs et la reproduction des résultats. La notion de paradigme de Kuhn L’ouvrage de Kuhn (1972), La structure des révolutions scientifiques, présente un modèle pour comprendre l’activité des chercheurs, lequel fait notamment appel à la notion de paradigme. Dans leur activité, les chercheurs, dont les travaux 426 2. Turchet, P. (2015). Série de P Lagacé sur la synergologie : La Presse mise en demeure par P Turchet. Repéré à http://fr.slideshare.net/turchet_philippe/serie-de-lagace-mise-en-demeure 3. Cette section reprend en partie le premier chapitre (p. 3-15) de l’ouvrage Quand le paranormal manipule la science (Larivée, 2014). sont fondés sur un même paradigme, partagent un ensemble de croyances, de valeurs et de techniques communes. Ainsi, leur façon de travailler engendre une tradition particulière de recherche où les découvertes fournissent une variété de problèmes à résoudre. Les résultats des recherches sont ensuite discutés dans des conférences, publiés dans des revues avec comité de lecture, puis consignés dans des manuels à la disposition des étudiants et des chercheurs intéressés par le domaine qui disposent alors de règles utiles à la résolution d’autres problèmes non encore résolus dans le cadre du paradigme. A priori, un paradigme n’est pas considéré sans faille. C’est pourquoi, selon Kuhn, lorsque se présentent des difficultés insolubles, la science peut rompre avec un paradigme et passer à un autre plus pertinent. Autrement dit, d’une certaine façon, les théories scientifiques peuvent changer au cours du temps. Une révolution scientifique éclate lorsque le nombre de problèmes non résolus devient important et qu’un nouveau paradigme permet de résoudre les problèmes laissés en plan par le paradigme déjà en place. La révolution scientifique se résorbe lorsque le nouveau paradigme entraîne l’adhésion non pas d’un chercheur isolé, mais plutôt d’un nombre toujours plus grand de chercheurs de la communauté scientifique concernée. Il convient de rappeler que la notion de paradigme développée par Kuhn sied mieux aux sciences dites naturelles (ex : astronomie, physique, chimie, biologie, écologie) qu’aux sciences dites humaines et sociales. En effet, non seulement les sciences naturelles ont traversé maintes révolutions scientifiques ayant entraîné des changements de paradigmes, mais elles possèdent les solides racines méthodologiques de l’observation objective et de l’approche expérimentale. Toutefois, en sciences humaines et sociales, la coexistence de plusieurs théories souvent incompatibles les unes avec les autres n’a pas encore permis l’émergence d’un paradigme unificateur. Par exemple, l’étude du comportement humain fait appel à plusieurs approches (ex : psychodynamique, comportementale, sociale, éthologique, génétique) dont les critères de vérification relèvent davantage, dans certains cas, de convictions idéologiques que d’un ensemble de connaissances empiriquement vérifiées. Le critère de réfutabilité de Popper Le critère de réfutabilité de Popper (1973) est l’un des meilleurs critères reconnus par la communauté scientifique pour juger du caractère scientifique d’une théorie (Bouveresse, 1981; Chalmers, 1987). Il est également important pour aider à identifier les fraudes scientifiques (Woodward et Goodstein, 1996). Ainsi, selon Popper, la démarche scientifique ne vise pas à prouver le bien-fondé d’une théorie, mais plutôt à multiplier les expériences susceptibles de démontrer qu’elle est fausse, de chercher à la mettre à l’épreuve et de trouver des faits qui la contredisent. En outre, une hypothèse ou un énoncé qui se réclame de la science doit être réfutable, selon ce philosophe. Il ne faut donc pas prouver sa fausseté mais uniquement démontrer que si l’hypothèse ou l’énoncé était faux, il serait logiquement possible qu’une vérification puisse prouver sa fausseté (Lilienfeld, Ammirati et David, 2012). Tant que la fausseté d’une théorie n’est pas prouvée, elle est tenue temporairement pour non fausse. Toutefois, les défenseurs d’approches 427 428 pseudoscientifiques peuvent être tellement préoccupés de prouver leurs croyances qu’ils peuvent oublier la possibilité qu’elles soient fausses. Peut-être les défenseurs d’approches pseudoscientifiques ont-ils des critères différents, mais ils ont été jusqu’à maintenant bien en peine de les expliquer. Remarquons au passage que les scientifiques ne sont pas nécessairement immunisés contre cette tendance. Autrement dit, contrairement aux autres formes de savoir, les théories scientifiques demandent à être vérifiées par d’autres chercheurs. Si un individu est le seul à pouvoir utiliser ses théories, comme c’est souvent le cas avec les approches pseudoscientifiques, elles échappent alors à la vérification et, du coup, elles sont non réfutables. Les mécanismes d’autocontrôle de la science L’évaluation par les pairs et la reproduction des résultats sont deux des principaux mécanismes d’autocontrôle de la science souvent négligés dans les approches pseudoscientifiques. Ces mécanismes sont pourtant des incontournables dans la recherche scientifique actuelle. Lors de la soumission d’articles dans des revues avec uploads/Science et Technologie/ la-synergologie-une-lecture-pseudoscientifique-du-langage-corporel.pdf
Documents similaires
-
23
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 05, 2021
- Catégorie Science & technolo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.4403MB