LA NAISSANCE DE LA SCIENCE MODERNE : UNE LECTURE DE « LA SCIENCE ET LA VÉRITÉ »

LA NAISSANCE DE LA SCIENCE MODERNE : UNE LECTURE DE « LA SCIENCE ET LA VÉRITÉ » Jean-Louis Gault L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir » 2013/2 N° 84 | pages 58 à 64 ISSN 2258-8051 ISBN 9782905040817 DOI 10.3917/lcdd.084.0058 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2013-2-page-58.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'École de la Cause freudienne. © L'École de la Cause freudienne. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Lacan emprunte à Alexandre Koyré sa conception discontinuiste de l’histoire des sciences : la modalité du savoir qui s’est distinguée au cours du XVIIe siècle à partir de la physique galiléenne ne s’inscrit pas dans la continuité des savoirs qui l’ont précédée. La physique qui apparaît alors n’est pas la prolongation de la physique de la Renaissance ou du Moyen-Âge. L’astronomie moderne n’est pas la suite de l’astronomie assyrienne, indienne ou chinoise. Il existe une coupure épistémologique entre les sciences anciennes et les sciences nouvelles qui inaugurent un régime nouveau du savoir. Ce savoir nouveau est ce que Lacan, à la suite de Koyré, appelle La science, qu’il qualifie de moderne pour la distinguer de l’épistémè antique. Les sciences diverses de notre époque ne représen- tent pas le développement de sciences plus anciennes ; elles relèvent toutes d’un même discours, que Lacan a nommé discours de la science. Il introduit cette notion dans une leçon de son Séminaire II, lorsqu’il commente l’exposé que Koyré avait fait la veille sur le Ménon de Platon2. Il en donne plus tard la structure précise dans « Télévision »3. Koyré critique la conception positiviste et empirique qui voit l’origine de la science moderne dans une évolution continue des sciences anciennes – il débat ici avec le grand 58 Jean-Louis Gault est psychanalyste, membre de l’ECF. 1. Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 855-877. 2. Le 16 novembre 1954 Lacan rencontre pour la première fois Koyré, quand celui-ci donne sa conférence sur le Ménon, la veille de la première leçon du Séminaire II. Lacan indique que Socrate introduit Ménon au « discours de la science » (Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 27). 3. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 523. © L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.82.30.224) © L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.82.30.224) Jean-Louis Gault La naissance de la science moderne La Cause du désir no84 59 historien de la physique, Pierre Duhem. Dans la science médiévale, la théorie restait indé- pendante de la pratique – alors que celles-ci sont étroitement liées à partir du XVIIe siècle. Ceci, parce que les instruments du Moyen-Âge ne sont que des outils, alors que les instru- ments de la science moderne sont véritablement de la théorie incarnée. Ainsi, les grandes inventions techniques du Moyen-Âge ne sont pas le résultat de progrès de théories scien- tifiques correspondantes, et n’ont pas suscité non plus d’avancée au sein de la théorie scien- tifique. L’invention des lunettes n’a eu aucune conséquence sur la science optique du Moyen-Âge, tandis que cette dernière n’a été à l’origine ni de la technologie optique, ni de la construction d’instruments optiques. En revanche, au XVIIe siècle l’invention du télescope a été l’occasion d’un développement de la théorie et fut suivie d’un essor de la technique. La science moderne ne résulte pas d’un progrès de l’observation ; elle consiste au contraire dans une prédominance de la raison sur la simple expérience. Elle implique que l’on se détourne préalablement de la réalité empiriquement connue pour lui substi- tuer des modèles idéo-mathématiques. La véritable méthode expérimentale est une méthode dans laquelle la théorie mathématique détermine la structure même de l’expé- rience : elle utilise le langage mathématique pour formuler des questions à la nature et pour interpréter, en langage mathématique, les réponses que celle-ci donne. On fabrique un thermomètre, en utilisant par exemple la propriété de la dilatation des corps physiques par la chaleur, dont on étalonne les variations pour en faire un instrument mathématique de mesure. Lorsque l’on plonge cet instrument dans un fluide quelconque, on pose en langage mathématique une question à la nature, qui répond en langage mathématique, et on lit cette réponse sur l’échelle de mesure – rien de plus. C’est là le modèle de ce qu’est un instrument au sens de la science moderne et c’est sur cette base que s’établit toute expérimentation qui se veut scientifique. Au début de « La science et la vérité », Lacan souligne que ce qui caractérise la science moderne, dans l’ordre de la temporalité, est l’accélération croissante qui marque son déve- loppement et celui de la technique qui l’accompagne. Ceci plaide en faveur de la thèse discontinuiste, qui fait de la science à la fois la cause et l’effet d’une mutation radicale. Les développements de Lacan sur la science s’inscrivent dans une double filiation, celle de Kojève, que prolonge celle de Koyré – avec en arrière-plan la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Selon Kojève, il y a entre le monde antique et l’univers moderne une coupure qui tient au christianisme. Koyré redouble cette thèse en situant la coupure entre l’épistémè antique et la science moderne, dans l’introduction de l’idée totalement nouvelle d’une science de la nature mathématique. Lacan recoupe ces deux propositions en considérant que la science moderne se constitue par ce qu’il y a de juif dans le chris- tianisme, dans la mesure où c’est en ceci qu’il se distingue du monde antique. La science moderne serait inconcevable sans le Dieu des Juifs. Le monothéisme instaure un monde ordonné autour d’un centre, qui fraye la voie à la conception unitaire de l’univers que promeut la science. Le mythe biblique de la création ex-nihilo met en fonction la puis- sance créatrice du signifiant que mobilise la science. Enfin, le message du Dieu de Moïse instaure un rapport nouveau entre vérité et savoir, qui conditionne ce régime du savoir propre à la science moderne. © L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.82.30.224) © L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.82.30.224) 4. Lacan J., « La science et la vérité », op. cit., p. 856. 5. Ibid., p. 855. 6. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 793. 7. Ibid., p. 800. La singularité de la thèse de Lacan est de considérer que la mutation qui donne nais- sance à la science moderne tient à l’émergence d’une position subjective historiquement définie. Cette réflexion avait été amorcée dans son Séminaire « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », pour lequel il avait envisagé le titre « Positions subjectives de l’Être ». Il note ceci : « on a pu remarquer que j’ai pris pour fil conducteur l’année dernière un certain moment du sujet que je tiens pour être un corrélat essentiel de la science : un moment historiquement défini dont peut-être nous avons à savoir s’il est strictement répétable dans l’expérience, celui que Descartes inaugure et qui s’appelle le cogito »4. Ce sujet nouveau est celui qui apparaît comme le reste inéliminable de l’épreuve du doute radical, dont Descartes fait l’expérience dans sa méditation. Ce sujet, réduit à la pointe évanouissante du cogito, est l’Un, rescapé de l’enfer du doute. Cette référence au sujet cartésien prend place dans une réflexion plus générale de Lacan sur la subjectivité et sur les subjectivités, telles qu’elles s’inscrivent dans le mouve- ment général de l’esprit. Le sujet n’est pas une essence intemporelle qui dominerait de sa constance les vicissitudes de l’histoire. Il est tout à l’opposé, un effet, répondant stric- tement à des coordonnées de discours, historiquement définies, qui déterminent notam- ment son rapport au uploads/Science et Technologie/ lcdd-084-0058-2.pdf

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