Courrier de l’environnement de l’INRA n°56, décembre 2008 7 (re)mettre la scie
Courrier de l’environnement de l’INRA n°56, décembre 2008 7 (re)mettre la science en culture : de la crise épistémologique à l’exigence éthique 1 Jean-Marc Lévy-Leblond Institut Robert Hooke, université de Nice, Parc Valrose, 06108 Nice cedex jmll@unice.fr Le meilleur moyen de comprendre la situation présente de la science est sans doute de se retourner sur le chemin parcouru en quelques décennies. Si je tente de me replacer dans la position du jeune chercheur que j’étais il y a trente ans, je suis effaré par l’optimisme qui était le nôtre – et celui du milieu scientifique tout entier. Nous ne doutions ni que la science puisse résoudre à court terme les sérieuses difficultés théoriques de ses disciplines de pointe comme la physique des particules, ni qu’elle apporte la solution aux graves problèmes concrets de l’humanité, en matière de santé par exemple (c’était l’époque du programme nixonien de « guerre contre le cancer »), et encore moins que son développement se poursuive avec des ressources en moyens humains et matériels toujours plus amples. Toutes ces attentes ont été déçues, il faut bien aujourd’hui le reconnaître. La science souffre d’une forte perte de crédit, au sens propre comme au sens figuré : son soutien politique et économique, comme sa réputation intellectuelle et culturelle, connaissent une crise grave. Aussi le triomphalisme satisfait des discours scientifiques institutionnels bascule-t-il maintenant souvent dans un catastrophisme anxieux probablement tout aussi naïf. Devant les incertitudes qui pèsent sur l’avenir de la science, se succèdent les déplorations et les lamentations qui en attribuent 1. Ce texte est celui de l’allocution de Jean-Marc Lévy-Leblond lors de l’inauguration de l’ISEM (Institute for scientific methodology) de Palerme en mars 2007. Il a fait l’objet d’une première publication sur le site de l’ISEM : http://www.i-sem. net. Nous le publions avec l’aimable autorisation de son auteur et celle de l’ISEM. 8 Courrier de l’environnement de l’INRA n°56, décembre 2008 la responsabilité aussi bien aux dirigeants politiques qui ne comprendraient pas (plus ?) l’impor- tance de la recherche fondamentale pour le développement économique, qu’au public profane qui serait gagné par une vague d’« antiscience » et d’irrationalisme menaçant la place des connaissan- ces scientifiques dans notre culture. Il est donc devenu courant d’entendre des plaidoyers ardents pour un développement plus ample et plus conséquent de la « culture scientifique » ou, dans le monde anglo-saxon, du « public understan- ding of science ». Des efforts nouveaux sont demandés à cet égard aux médias, au système éducatif, aux chercheurs eux-mêmes. Il y a certainement là un progrès par rapport à la situation passée où le scientifique considérait qu’il dérogeait à ses devoirs dès qu’il sortait de son laboratoire et laissait la responsabilité du partage du savoir aux mandarins en retraite et aux professionnels de la médiatisa- tion – tout en déplorant les effets pervers d’une vulgarisation mal contrôlée. Mais il y a beaucoup d’ambiguïtés dans cette position. J’en noterai deux. Tout d’abord, nous faisons comme si était en jeu dans cette affaire une pure question de compréhen- sion des connaissances : « public understanding ». Autrement dit, nous nous persuadons que si la masse de nos concitoyens n’approuve et n’appuie plus autant qu’auparavant le développement de la science, c’est parce qu’elle ne la comprend pas. Mais peut-être serions nous bien avisés de comprendre nous-mêmes qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de savoir, mais peut-être avant tout d’une question de pouvoir (Lévy-Leblond, 1992). Nos concitoyens ne se préoccupent pas seulement de comprendre les manipulations génétiques ou l’énergie nucléaire, mais ils voudraient avoir le sentiment qu’ils peuvent agir sur leur développe- ment, choisir les orientations de la recherche, exercer leur pouvoir de décision sur le développe- ment de la technoscience. Autrement dit, la question posée n’est rien moins que la possibilité d’une extension de la démocratie aux choix techniques et scientifiques – dont il faut bien reconnaître qu’ils échappent largement aux procédures démocratiques actuelles (Lévy-Leblond, 1996a). En posant cette question strictement politique, nous ne sommes plus dans le seul cadre du « public understanding of science » : il ne s’agit pas seulement de partager le savoir, mais peut-être d’abord et avant tout de partager le pouvoir. Ma deuxième remarque est la suivante : en mettant l’accent sur le « public understanding of science », nous laissons automatiquement croire qu’il y a d’un côté le public, les profanes, ceux qui ne savent pas, et de l’autre côté, nous, les scientifiques, ceux qui savent – les « savants », comme on disait autrefois et comme on pense encore, même si on n’ose plus le dire. Or l’une des caractéristiques profondes de la situation actuelle est que ce hiatus n’existe pas. Nous, scientifiques, ne sommes pas fondamentalement différents du public, sauf dans le domaine de spécialisation extrêmement étroit qui est le nôtre. Devant les problèmes, des manipulations génétiques ou du clonage par exemple, je suis exactement – ou presque exactement – dans la même situation que le profane. Même dans le cas de l’énergie nucléaire, ma compétence professionnelle de physicien, si elle me permet d’ap- précier les dangers de la radioactivité, ne m’éclaire guère sur les risques des centrales nucléaires industrielles, qui sont affaire de plomberie et de béton plus que de structure du noyau atomique ! Il faut en finir avec cette représentation héritée du XIXe siècle selon laquelle il y aurait d’un côté les scientifiques munis d’un savoir général et universel, et de l’autre un public ignorant et indifférencié à qui il faudrait transférer ce savoir (Raichvarg et Jacques, 1991). Nous, scientifiques, devons com- mencer par faire acte de modestie, et reconnaître que nos savoirs sont fort limités. À la vérité, c’est en un sens plus profond encore que nous ne comprenons pas bien notre pro- pre science : non seulement n’en maîtrisons-nous qu’une partie limitée du contenu, mais surtout nous n’en connaissons guère le contexte. Il devient aujourd’hui nécessaire que les scientifiques, les acteurs de la recherche, comprennent mieux, non pas seulement le savoir qu’ils produisent, mais le contexte général dans lequel ce savoir est produit. Surgit ici au premier plan, la problématique dite « des deux cultures » initiée par Charles Percy Snow en 1959 dans une fameuse conférence (Snow, 1993). Il avançait l’idée qu’il y avait désormais dans les sociétés modernes deux cultures distinctes : l’ancienne, celle des lettres et des beaux-arts, et la nouvelle, celle des sciences et des techniques, dont il demandait la pleine reconnaissance. Notons cependant que Snow, contrairement à certaines Courrier de l’environnement de l’INRA n°56, décembre 2008 9 interprétations, ne se réjouissait pas de la séparation qu’il croyait constater entre ces deux cultures, et qu’il la déplorait. Mais je crois, quant à moi, que sa thèse initiale est à la fois peu convaincante et beaucoup trop optimiste encore. Peu convaincante, car l’idée même qu’il puisse exister deux cultures me paraît contradictoire : le mot culture ne peut être pensé qu’au singulier ; comme la République française, la culture est « une et indivisible ». Que serait une culture fragmentée, sinon, justement, une non-culture ? Ce qui constitue la culture en tant que telle, c’est précisément sa capacité d’exprimer et de développer des liens organiques entre toutes les dimensions de l’activité humaine. C’est en ce sens que la science moderne est née de et dans la culture européenne, voici bientôt quatre siècles. Elle lui est restée organiquement liée pendant un temps, puis s’est autonomi- sée ; elle en est aujourd’hui aliénée. Autrement dit, j’avance ici l’idée qu’il n’y a pas de « culture scientifique », qu’il n’y en a plus. Le problème, du coup, est beaucoup plus grave que la simple recherche de moyens efficaces pour diffuser une culture scientifique considérée comme existante, et se trouvant chez les scientifiques eux-mêmes, qui n’auraient plus qu’à la transmettre aux profanes. Le problème alors devient celui de réinsérer la science dans la culture, de « (re)mettre la science en culture », comme nous disons en français, ce qui exige une modification profonde de l’activité scientifique elle-même. Mais je voudrais d’abord peut-être consolider mon diagnostic, car j’ai bien conscience du caractère quelque peu provocateur de cette proposition selon laquelle il n’y a plus de culture dans la science (Lévy-Leblond, 1984, 1997 et 2004). Il faut, pour l’admettre, reconnaître que si l’on regarde le siècle qui s’achève, ce vingtième siècle, on assiste à un certain nombre de phénomènes nouveaux dans l’histoire de ces quatre siècles de science au sens moderne. Pour ne pas tenir un discours trop abstrait, et faute de pouvoir développer ici une analyse plus générale, je donnerai ici quelques exem- ples de la situation actuelle, dont je prétends qu’ils en sont emblématiques. Considérons d’abord la pratique scientifique elle-même, vue de l’intérieur. 10 Courrier de l’environnement de l’INRA n°56, décembre 2008 La fin du modèle linéaire Est aujourd’hui radicalement ébranlée la croyance classique en un développement linéaire de la science, en un progrès cumulatif et naturel de la connaissance. Nous avons dû constater dans les dernières décennies de surprenants phénomènes d’hystérésis2 historique : des retours de flamme, des reprises d’activité dans des champs scientifiques uploads/Science et Technologie/ levyleblondc56-pdf.pdf
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- Publié le Jul 27, 2022
- Catégorie Science & technolo...
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