La Force du minimalisme: un entretien avec Jean-Claude Milner Propos réunis par
La Force du minimalisme: un entretien avec Jean-Claude Milner Propos réunis par Knox Peden, à Paris, le 28 novembre 2008 KP: Dans votre livre L’Œuvre claire vous décrivez les Cahiers pour l’Analyse comme symptomatique du ‘premier classicisme lacanien’ lequel est hyperstructuraliste. Vous proposez la suivante comme la conjecture hyperstructuraliste: ‘la structure quelconque a des propriétés non quelconque’. Comment cette conjecture a-t-elle influencé les Cahiers pour l’Analyse? Les Cahiers étaient hyperstructualiste en quel sens? JCM: Il faut bien comprendre qu’en parlant de ‘premier classicisme’ et d’hyperstructuralisme, je propose ma propre interprétation et je la propose après coup. A l’époque où les Cahiers pour l’Analyse se sont constitués, ces termes n’existaient pas. Il est tout à fait possible que parmi les participants aux Cahiers pour l’Analyse, plusieurs ou même la majorité d’entre eux ne se reconnaissent pas dans mon interprétation de l’entreprise. C’est une première remarque. Je pense qu’effectivement on ne peut pas saisir cette brève entreprise qui a été les Cahiers pour l’Analyse si on ne pense pas au mouvement structuraliste qui se déployait à ce moment-là, et, si d’autre part, on ne s’interroge pas sur la double interprétation possible du structuralisme. De deux choses l’une. Ou bien, la structure quelconque n’a pas de propriétés, ce qui veut dire qu’une structure n’a de propriétés que si elle est particularisée (tel système phonologique, tel système de parenté etc). Ou bien, et c’est ce qui me semble spécialement explicite chez Lacan, la structure quelconque dont on ne spécifie aucun terme en particulier a d’ores et déjà des propriétés. Il me semble que c’est cela qui est présenté par Lacan dans l’appendice de ‘La Lettre volée’; en s’appuyant sur des réseaux mathématiques, Lacan essaye de montrer qu’en se donnant le minimum de particularisations possibles, on arrive à faire émerger des propriétés non-quelconques. L’hyperstructuralisme cherche à établir les propriétés non-quelconques de la structure quelconque. Ces propriétés non-quelconques naissent du fonctionnement même de la structure quelconque. Cette dernière est donc créatrice de propriétés; elle est en quelque sorte active. Il me semble que ce programme domine la première partie de l’œuvre de Lacan, ce que jel’appelle le premier classicisme. C’est quelque chose à quoi, moi, j’étais très sensible; cela apparaît dans mon article ‘Le Point du signifiant’ (CpA 3.5); cela apparaît aussi, me semble-t-il dans le texte de Jacques-Alain Miller, ‘Action de la Structure’ (CpA 9.6). Considérons l’idée que la structure puisse avoir une action; qu’est-ce que cette action? Cette action consiste à faire émerger des singularités par le seul jeu de la structure. De là le caractère actif de la structure. De là aussi le caractère actif du signifiant, participe présent actif, s’opposant au participe passé passif du signifié. Or, Lacan recourt peu au signifié; en privilégiant le participe actif, le signifiant, il l’arrache de fait au couple signifiant/signifié. Il casse ce couple. Il choisit de verser le signifiant du côté de ce qu’il appelle l’action pure, pure en ceci qu’elle est posée en elle-même et non pas en symétrique inverse de la passivité. En faisant une théorie de l’action de la structure, on fait une théorie du signifiant en tant qu’il est actif; on démontre que le signifiant n’est signifiant que dans la mesure où il génère une structure et que la structure n’est structure qu’en tant qu’elle génère la relation d’un signifiant à un autre signifiant. KP: Dans l’Avertissement du premier numéro Jacques-Alain Miller écrit ‘L’épistémologie à notre sens se définit histoire et théorie du discours de la science (sa naissance justifie la singulier)’. Il y a deux choses à constater: la précision du singulier, la science, mais aussi l’accent mis sur l’histoire et la théorie du discours de la science et non pas l’histoire et la théorie de la science en soi. Pourquoi l’accent sur la singularité? Et de plus comment vous avez compris le rapport entre la science et son discours? JCM: Là encore je ne suis pas sûr que je puisse parler au nom de tous ceux qui ont participé aux Cahiers pour l’Analyse. La réflexion sur le pluriel et le singulier concernant la science est arrivée très tôt parce que ç’a été une objection qui a été d’emblée opposée aux Cahiers, et notamment du côté des althusseriens. François Regnault a écrit un article portant justement sur la variation de l’approche de l’épistémologie suivant que la science est considérée comme une ou comme plurielle. Selon moi, la science au singulier n’a de sens que si elle est réduite à la coupure entre science et non- science. Or, du point de vue de la structure, il n’y a, fondamentalement, qu’une seule structure de coupure; c’est cela qui fonde le singulier de la science. Cela n’exclut pas la possibilité qu’effectivement il puisse y avoir plusieurs sciences, mais si l’on s’en tient à la structure, la coupure entre science et non-science se retrouve dans toutes les sciences. Sous des formes différentes, éventuellement, mais c’est la même structure de coupure. C’est ainsi que je saisissais la question de l’épistémologie au moment des Cahiers pour l’Analyse. Je peux être plus précis. Déjà à ce moment-là, et là encore je parle en tant qu’individu, j’étais troublé par le fait que la science au singulier, c’était essentiellement, sous la plume de Lacan, la physique mathématique. Or, considérons le structuralisme et la linguistique structurale, mais aussi la biologie, qui, dans les années 60, commençait à se référer comme modèle épistémologique à la linguistique structurale; c’est le moment où la notion de code génétique a commencé à devenir le paradigme dominant. J’étais sensible au fait que je ne voyais pas de ressemblance directe entre la physique mathématique du point de vue de son paradigme et le paradigme de la linguistique structurale ou le paradigme de la biologie. J’accordais beaucoup d’importance au fait qu’il fallait d’une part préserver cette diversité et d’autre part maintenir la notion de science au singulier. Ma réponse était celle-ci: la science au singulier, c’est la coupure entre science et non-science; or, la coupure entre science et non-science se retrouve sous des formes diverses dans la physique mathématique, dans la linguistique, dans la génétique. Un point historique capital: je vous rappelle que tout cela doit être réinterprété à la lumière d’un monde intellectuel où Popper n’existe pas. KP: Liée à cette notion de la coupure est l’importance d’Alexandre Koyré et ce que vous appelez ’galiléisme étendu’ dans Le Périple structural et L’Œuvre claire. Pourriez-vous dire un mot sur la lecture de Koyré en ce temps-là? C’est évident qu’il a été un penseur capital pour Lacan. Cette notion de ‘galiléisme’, comme figure de la modernité, comment a-t-elle influencé votre pensée et celle de vos collègues à l’époque? JCM: Il faudrait distinguer entre ce que je pensais à l’époque et ce que je dis maintenant. Le terme de galiléisme, c’est un terme que j’ai forgé assez tard; je ne dis pas qu’il n’existait pas avant moi, mais s’il existait, je ne l’ai jamais rencontré. Je l’ai utilisé dans L’Œuvre claire et dans Le Périple structural, mais ce n’est pas un terme qu’on employait dans les Cahiers pour l’Analyse; science galiléenne, oui, mais galiléisme, non. Pourquoi est-ce que je parle du galiléisme dans le Périple structural, c’est essentiellement pour pouvoir introduire la notion de ‘galiléisme étendu’. En fait, si je n’avais pas à introduire le galiléisme étendu, je n’aurais pas besoin de parler de galiléisme. Or la notion de galiléisme étendu n’est pas du tout koyréenne. Mais dans les Cahiers pour l’Analyse, Koyré évidemment est la référence. Si vous voulez, je dirais que... ce n’est pas un paradoxe, mais de point de vue de la présentation des termes, il y a eu un déplacement dans la notion de coupure épistémologique. La coupure épistémologique est un terme qui a été inventé par Bachelard et Koyré n’utilise pas véritablement cette notion. Ce qu’il décrit, c’est l’émergence d’une figure nouvelle de la science, marquée par Galilée. Quelque chose est en jeu, un véritable renversement par rapport à ce qui précédait. Pour la première fois de l’histoire, les entités mathématiques ne servent pas à penser l’éternel, mais servent à penser le passager. Pour un aristotélicien, il y a une différence de nature entre le monde des êtres célestes, auxquels s’appliquent des lois mathématiques parce que ces êtres célestes sont éternels, et le monde sublunaire, le monde terrestre, qui est soumis à la génération et à la corruption, et auquel les entités mathématiques ne s’appliquent pas de manière explicative. Mais, dit Koyré, avec Galilée il y a quelque chose de tout à fait particulier qui se passe: premièrement, les êtres célestes ne sont pas des êtres parfaits – problème des taches solaires, etc. – et, pour autant, cela n’empêche pas que les lois mathématiques puisse être définies pour eux; secondement, des lois mathématiques peuvent être définies pour le monde sublunaire. Sous l’influence, je pense, d’Althusser nous avons pensé que la notion bachelardienne de coupure épistémologique permettait de décrire la rupture que Koyré décrivait. Je ne suis pas sûr que Koyré lui-même aurait accepté cette formulation. Vous voyez bien du même coup comment on pouvait uploads/Science et Technologie/ milner.pdf
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- Publié le Jul 30, 2022
- Catégorie Science & technolo...
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