VERS UNE RECHERCHE PAUVRE Jean-Luc Moriceau et Isabela Paes Lavoisier | « Revue
VERS UNE RECHERCHE PAUVRE Jean-Luc Moriceau et Isabela Paes Lavoisier | « Revue française de gestion » 2019/8 N° 285 | pages 161 à 168 ISSN 0338-4551 ISBN 9782746249158 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2019-8-page-161.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Lavoisier. © Lavoisier. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Or la recherche est souvent trop riche de dispositifs et de formes, ce qui nous détourne de son essence : de la rencontre avec le terrain et de l’adresse aux lecteurs, animés par une sincère volonté d’apprendre et de comprendre. En résonance avec l’approche de Grotowski pour le théâtre, les auteurs explorent ce que peut être une recherche pauvre, où le corps, la réflexivité et l’expérience du chercheur sont au cœur de l’exigent parcours de constitution d’une voix. Parcours fait d’expositions, d’indi- viduations et de prises de parole. DOI: 10.3166/rfg.2019.00394 © 2019 Lavoisier Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 05/03/2020 08:32 - © Lavoisier Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 05/03/2020 08:32 - © Lavoisier M anœuvres, événements, annon- ces, bouleversements électo- raux… comme si tous les jours l’inimaginé se produisait. Des nou- velles surviennent qui ne rentrent pas dans nos schémas, même ceux qui nous sem- blaient les plus assurés. Il est urgent que de nouvelles pensées et de nouvelles voix s’élèvent, ne serait-ce que, comme nous le rappellent Payaud et Martinet (2014) à la suite de François Perroux, parce que les hommes ont faim. Et que de plus en plus d’hommes,defemmes,d’enfantsaurontfaim. Mais comment retrouver une capacité à avoir une voix (voice) face à la situation présente, à ne pas répéter les mêmes modèles tels des incantations, ces modèles qui nous ont conduits à la dernière crise, qui semblent amener à toujours plus de misère, d’inégalité, d’autoritarisme et d’écocides ? Tout nous pousse en effet à une certaine loyauté (loyalty) par rapport à la parole dominante, ne serait-ce que la peur d’être mis hors jeu (exit) de la course académique – le trio conceptuel de Hirschman (1970) s’applique également aux chercheurs. Si se conjuguent dans le sens de la loyauté tout un ensemble de forces, l’une est certainement la façon dont nous venons à la recherche, dont nous menons la recherche et dont nous adressons la recherche. En effet, dans nos recherches, nous venons toujours déjà trop riches de tout un dispositif qui précontraint notre travail, limitant et orientant nos options pour entrer en contact avec le phénomène, le penser et le commu- niquer.Notammentnousvenonsrichesd’une question qui souvent trop tôt nous dit ce qu’il faut examiner, déjà armés des théories que nous allons essayer de retrouver, corsetés par la méthode qui nous guide et nous légitimera, canalisés par les formats des revues, emportés dans la précipitation de devoir publier et lourds de notre propre image, de ce qu’on veut qu’on dise de nous. Nous arrivons ainsi encombrés, empesés de tout un appareillage qui s’est accumulé et renforcé. Paradoxalement celui-ci avait pour but de garantir une démarche scientifique, mais trop souvent voici qu’il nous détourne decequinoussembleaucœurmêmedel’idée de recherche : une sincère volonté d’appren- dre et de comprendre, un effort de penser le contemporain et la condition humaine – en lien avec les situations et dispositifs de gestion, avec les visages et dynamiques qui peuplent et animent les organisations. Ne pourrions-nous pas alors chercher à esquiver un tel riche appareillage afin de tenter de retrouver une certaine manière d’« être en recherche » (Moriceau, 2019) ? C’est ainsi vers une « recherche pauvre » que nous appelons, voie possible pour composer de nouvelles voix, pour fonder de nouvelles prises de parole. « Pour une recherche pauvre » n’est bien entendu pas un appel à diminuer les budgets de recherche, mais fait référence au geste de Grotowski concernant le théâtre. Rappelons d’abord certains éléments de cette recherche par Grotowski d’un théâtre pauvre avant d’en tirer certaines propositions concernant la prise de parole. Avant de prendre la parole, il faut constituer une voix. Consti- tuer une voix demande de retrouver une ouverture, un exercice sur soi et un art de l’adresse que la richesse de l’appareillage évoqué précédemment évite de travailler. I – LE THÉÂTRE PAUVRE DE GROTOWSKI Grotowski compte parmi les plus influents inspirateurs du théâtre du XXe siècle, aux 162 Revue française de gestion – N°285/2019 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 05/03/2020 08:32 - © Lavoisier Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 05/03/2020 08:32 - © Lavoisier côtés de Stanislavski, Meyerhold et Brecht (Schechner, 1999). Face au développement du cinéma et du théâtre, il se demande ce qui fait l’essence du théâtre. Ce n’est certaine- ment pas pour lui dans le maquillage, les décors, les effets de lumières ou le montage des scènes, toute une technique pour laquelle cinéma et télévision peuvent lui être supérieurs. Pire, cette richesse tech- nique peut même cacher certaines faiblesses ou détourner de ce qui est plus fondamental. À force de dépouiller le théâtre de ce qui ne lui est pas essentiel, il arrive à ce qui en constitue le cœur : la rencontre entre l’acteur et le spectateur, « ce qui se passe entre acteur et spectateur » (Grotowski, 1971, p. 31). Alors, dans son petit Théâtre de 13 rangs à Wrocław en Pologne, sans maquillage, décor ou effet de lumière, la présence vivante des acteurs, leurs corps exposés et l’expressivité de leurs voix produisent une intensité dramatique excep- tionnelle. Acteurs et spectateurs sont mis au travail dans une rencontre qui dissèque l’âme des performers tout comme la condition de la société européenne et invite les spectateurs à reconsidérer nombre de leurs positions (Schechner, 1999). Ce théâtre pauvre, autrement dit dénudé de ce qui ne lui est pas essentiel, n’est pas une méthode ou une technique, c’est pour Grotowski et pour les acteurs une recherche. La puissance de la rencontre dépend d’un long, éprouvant et exigent entraînement de l’acteur. Il s’agit moins d’acquérir une technique que d’éliminer les blocages, d’ôter tout ce qui peut empêcher la présence sincère et vivante de l’acteur dans son rôle. L’image est celle du sculpteur qui retire, et non celle du peintre (ou du portefeuille de compétences) qui ajoute (Grotowski, 1971). Ce travail sur l’intime, et sur le politique blotti dans l’intime, ne se fait pas abs- traitement sur l’acteur mais dans la structure de son rôle. Travail du rôle et travail sur soi vont de pair. L’entraînement a pour cible moins la technique que l’être humain, qui est transformé par cet apprentissage (Brook, 1991) et apprend à vivre plus pleinement qu’au quotidien (Grotowski, 1971). La technicité, l’art de la composition, ce que le public pourra voir ne peut ainsi se détacher d’un travail parallèle sur la per- sonne de l’acteur, sa trajectoire, son imaginaire, ses affects. On travaille le processus bien plus que le produit, et ce processus se poursuit d’une pièce à l’autre, on pourrait dire d’une recherche à l’autre. Devenir acteur est l’œuvre de toute une vie. Mais le spectacle lui, justement parce que bâti sur l’expérience vive des acteurs ici et maintenant, va refléter le temps contemporain : « …tout le système de signes bâti par le spectacle doit faire appel à notre expérience, à la réalité qui nous a surpris et formés, à ce langage de réaction, de murmures, de sons et d’intonations attrapés au vol dans la rue, au travail, dans les cafés – en bref, à tout le comportement humain qui fait impression sur nous. » (Grotowski, 1971, p. 51). L’acteur ne doit pas imiter ou simuler cette expérience, l’action doit venir du tout de lui- même. Le rôle est comme un instrument qui permet d’étudier ce qui est caché sous notre masque quotidien afin de l’exposer. Si nécessaire, l’acteur composera avec son visage un masque, la musique viendra de lui-même, les mots du texte pourront être changés pour être fidèles à l’expérience. Et le spectateur est témoin et participe de l’effet. Faire impression ne signifie pas époustoufler, mais troubler, affecter, remuer afin de susciter uploads/Science et Technologie/ moriceau-et-paes-vers-une-recherche-pauvre.pdf
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- Publié le Jan 29, 2022
- Catégorie Science & technolo...
- Langue French
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