Me ´moire/Full paper Les origines de la chimie organique au-dela ` du mythe fon

Me ´moire/Full paper Les origines de la chimie organique au-dela ` du mythe fondateur The origins of organic chemistry beyond the founding myth Sacha Tomic CH2ST, EA 127, centre Mahler, universite ´ Paris I Panthe ´on-Sorbonne, 9, rue Mahler, 75004 Paris, France 1. Introduction Le but de cet article est de pre ´senter une vision des origines de la chimie organique fonde ´e sur l’analyse chimique et pas seulement sur la synthe `se [1]. Il faut pour cela de ´passer le mythe fondateur largement propage ´ a ` travers les ouvrages et manuels scolaires, je veux parler de la synthe `se de l’ure ´e re ´alise ´e en 1828 par le chimiste allemand Friedrich Wo ¨hler (1800–1882), proche collabo- rateur de Justus Liebig (1803–1873). L’histoire est en apparence simple : Wo ¨hler a re ´ussi a ` synthe ´tiser de manie `re fortuite et « sans l’aide des reins » de l’ure ´e, compose ´ organique, a ` partir de re ´actifs conside ´re ´s comme relevant de la chimie mine ´rale ou inorganique (cyanate d’argent et chlorure d’ammonium). Il aurait du me ˆme coup mis fin a ` l’hypothe `se (ou a ` la croyance) en la myste ´rieuse « force vitale » loge ´e uniquement dans les organismes vivants et permis de synthe ´tiser les compose ´s organiques des re `gnes animal et ve ´ge ´tal [2]. Les historiens ont montre ´ depuis plusieurs de ´cennies que cette version de l’histoire a e ´te ´ propage ´e par l’ami de Wo ¨hler, le chimiste allemand Hermann Kopp (1817–1892) dans son histoire de la chimie e ´crite en 1843 puis reprise et amplifie ´e par d’autres chimistes en Grande Bretagne comme en France [3]. Le vitalisme a continue ´ a ` vivre non seulement chez les plus proches collaborateurs de Wo ¨hler, Liebig et le chimiste sue ´dois Jo ¨ns Jacob Berzelius C. R. Chimie 15 (2012) 553–568 I N F O A R T I C L E Historique de l’article : Rec ¸ u le 25 janvier 2012 Accepte ´ apre `s re ´vision le 7 fe ´vrier 2012 Disponible sur internet le 15 juin 2012 Mots cle ´s : Chimie organique Analyse imme ´diate Analyse e ´le ´mentaire Principe imme ´diat Apothicaire/pharmacien-chimiste Keywords: Organic chemistry Proximate analysis Elemental analysis Proximate principles Apothecary/pharmacist-chemist R E ´ S U M E ´ D’apre `s une le ´gende tenace, la chimie organique serait ne ´e en 1828 gra ˆce a ` la synthe `se de l’ure ´e re ´alise ´e par le chimiste allemand Friedrich Wo ¨hler a ` partir de substances mine ´rales et « sans l’aide des reins », mettant ainsi fin a ` la myste ´rieuse « force vitale ». Cet article se propose de montrer que ce mythe, invente ´ au XIXe sie `cle par les chimistes et largement propage ´ jusqu’a ` nos jours, pointe certes vers un e ´ve ´nement qui a son importance, mais qui ne peut en aucun cas expliquer a ` lui seul l’e ´mergence d’une spe ´cialite ´ aussi complexe que la chimie organique. La synthe `se est une composante fondamentale de cette discipline, mais ses fondements reposent sur l’analyse chimique.  2012 Acade ´mie des sciences. Publie ´ par Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´serve ´s. A B S T R A C T According to a legend, organic chemistry emerged in 1828 with the synthesis of urea performed by the German chemist Friedrich Wo ¨hler from mineral reagents and ‘‘without the help of the kidneys’’, thus ending the mysterious ‘‘vital force’’. This article aims to show that this myth, invented in the nineteenth century by chemists and widely spread until today, is actually something that is certainly important, but is not enough to account for the emergence of a specialty as complex as organic chemistry. Synthesis is a fundamental component of this discipline, but its foundations lay in chemical analysis.  2012 Acade ´mie des sciences. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Adresse e-mail : s.tomic@free.fr. Contents lists available at SciVerse ScienceDirect Comptes Rendus Chimie ww w.s cien c edir ec t.c om 1631-0748/$ – see front matter  2012 Acade ´mie des sciences. Publie ´ par Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´serve ´s. doi:10.1016/j.crci.2012.02.002 (1779–1848) en particulier, mais e ´galement chez Louis Pasteur (1822–1895) comme en te ´moignent, par exemple, ses recherches en ste ´re ´ochimie (il pensait que seul le vivant pouvait produire des compose ´s chiraux). Par ailleurs, les cyanates e ´taient pre ´pare ´s a ` l’e ´poque a ` partir de produits animaux (la « force vitale » n’est donc pas de ´truite a ` supposer qu’elle existe). De plus, l’ure ´e n’e ´tait pas regarde ´e comme un produit essentiel au fonctionne- ment de l’organisme puisque c’est un produit de de ´grada- tion. J’ajouterais que me ˆme une lecture de l’e ´ve ´nement en termes modernes de synthe `se chimique comme cre ´ation de liaisons carbone–carbone est inadapte ´e car la mole ´cule d’ure ´e n’en comporte aucune ! Enfin, bien avant Wo ¨hler, divers compose ´s organiques avaient e ´te ´ « synthe ´tise ´s » ou pluto ˆt pre ´pare ´s au XVIIIe sie `cle comme l’acide picrique utilise ´ comme colorant jaune, l’acide oxalique initialement extrait de l’oseille ou l’acide ace ´tique pur (« vinaigre radical ») par oxydation d’autres acides organiques. La premie `re synthe `se totale (i.e. a ` partir des e ´le ´ments ou corps simples) fut re ´alise ´e en 1845 par un e ´le `ve de Wo ¨hler, le chimiste allemand Hermann Kolbe (1818–1884) qui obtint de l’acide ace ´tique a ` partir du dichlore, du carbone, de l’eau et du soufre. Les chimistes du de ´but du XIXe sie `cle e ´taient en re ´alite ´ plus intrigue ´s par l’analogie de compo- sition de l’ure ´e avec le cyanate d’ammonium, phe ´nome `ne que Berzelius allait nommer isome ´rie en 1830. C’est en cela que la synthe `se de l’ure ´e a toute sa place dans l’histoire de la chimie organique. Le mythe de l’e ´ve ´nement fondateur est certainement tre `s utile pour se repe ´rer dans le temps, et celui de Wo ¨hler a au moins le me ´rite de se situer dans une phase cruciale de l’e ´volution de la chimie, le premier tiers du XIXe sie `cle, et de fixer la date autour de laquelle e ´merge la chimie organique, l’anne ´e 1830. Mais la vision d’une discipline aussi riche que la chimie organique reposant sur une seule expe ´rience ne peut qu’e ˆtre re ´ductrice. La chimie organique, pas plus qu’une autre spe ´cialite ´, n’est issue partir d’une seule expe ´rience. Si l’e ´volution de cette spe ´cialite ´ est relative- ment bien connue pour ses de ´veloppements ulte ´rieurs (classification des compose ´s en types puis en familles, synthe `se – surtout industrielle, ste ´re ´ochimie), ses origines sont en revanche moins connues des historiens des sciences et des scientifiques [4]. Je voudrais donc aller au-dela ` du « mythe de Wo ¨hler » afin de montrer que les racines de la chimie organique sont beaucoup plus profondes. En conside ´rant ici uniquement le cas de la France, je montrerai que la chimie organique de ´bute de ´ja ` au XVIIIe sie `cle avec l’essor d’une activite ´ vitale pour l’industrie et la pharmacie : l’analyse chimique. Cette e ´volution s’inscrit dans le cadre de l’e ´mergence de la chimie industrielle qui requiert des produits purs et standardise ´s. Je pre ´senterai dans une premie `re partie les acteurs provenant de diverses origines qui ont peu a ` peu tisse ´ un re ´seau qui s’est constitue ´ en une communaute ´ des analystes. Je pre ´senterai ensuite les principes me ´thodiques de l’analyse organique en examinant ses deux compo- santes. D’une part, l’analyse imme ´diate qui va mener les analystes a ` isoler des principes imme ´diats a ` la purete ´ garantie ; d’autre part, l’analyse e ´le ´mentaire et les premie `res the ´ories sur la composition et les transforma- tions des compose ´s organiques. La convergence de ces deux voies aboutit a ` une « philosophie spe ´cifique » a ` la chimie organique fonde ´e sur l’analyse. 2. La communaute ´ des analystes 2.1. L’he ´ritage de la « Re ´publique des sciences » Le mouvement de spe ´cialisation de la science qui s’acce ´le `re durant les dernie `res de ´cennies du XVIIIe sie `cle se manifeste par la cre ´ation de journaux scientifiques de ´die ´s a ` un champ spe ´cifique du savoir. En 1789, les chimistes re ´unis autour de Lavoisier cre ´ent les Annales de chimie [5]. Ces pe ´riodiques vont peu a ` peu transformer la commu- nication entre les savants. Ils vont concurrencer puis inte ´grer en partie les e ´changes e ´pistolaires et vont acce ´le ´rer le rythme de production des connaissances en chimie [6]. Cette uploads/Sante/ j-crci-2012-02-002.pdf

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  • Publié le Jui 03, 2021
  • Catégorie Health / Santé
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