Ananda K.Coomaraswamy: de l'idealisme à la tradition par Giovanni Monastra «Nou
Ananda K.Coomaraswamy: de l'idealisme à la tradition par Giovanni Monastra «Nouvelle Ecole», n. 47, 1995 [ed. it. da «Futuro Presente», n. 3, 1993]. traduit de l'italien par Stefano Castelli Parmi les représentants de ce qu'il est convenu d'appeler la "pensée traditionnelle", Ananda K. Coomaraswamy représente une figure de proue, peut-être la plus intéressante. Il parvint mieux que tout autre à utiliser tous les moyens que lui offrait son époque pour véhiculer un message culturel opposé aux valeurs dominantes de la modernité. Sa vie comme son oeuvre, souvent moins connues que celles des autres représentants du courant traditionaliste (Guénon, Evola, Schuon), montrent combien une pensée métaphysique peut s'exprimer par le biais de la culture académique occidentale sans pour autant se banaliser, c'est-à-dire sans que les valeurs sapientielles qu'elle véhicule ne perdent leur potentialités "révolutionnaires". Un étudiant brillant Coomaraswamy naquit à Colombo, sur l'île de Ceylan, le 22 août 1877. Son père, Sir Mutu Coomaraswamy, notable local, appartenait à l'ethnie tamoule et sa mère, Elizabeth Clay Beeby, était une Anglaise originaire du Kent. Son nom de famille dérive d'une divinité hindoue, Skauda Kumara, à laquelle est dédiée un temple sur l'île de Katargama. Le suffixe swamy signifie "maître", "seigneur" ou "propriétaire". Il fut rajouté dans un second temps au nom de famille -accolement caractéristique de la classe moyenne cultivée, qui formait à Ceylan la bureaucratie de haut rang. Sir Mutu Coomaraswamy, s'il était très lié aux traditions de son pays, savait aussi frayer avec les colons. Il se rendit d'ailleurs à plusieurs reprises en Grande-Bretagne, où il put fréquenter les cercles les plus fermés de la haute société, et ainsi celle qui devint sa femme. Homme d'une grande culture philosophique, religieuse et littéraire, il se révéla également un combattant politique. Ses sévères critiques de l'utilisation des taxes payées par les autochtones pour financer sur l'île même l'Eglise d'Angleterre, s'inscrivent dans la lutte qu'il mena toute sa vie durant contre l'occidentalisation de la culture locale -lutte dont la traduction de textes bouddhistes et d'un drame tamoul fut la manifestation positive. Sur de nombreux points, le fils suivra les traces du père. Même s'il ne le connut qu'à peine -Sir Mutu mourut lorsqu'Ananda n'avait pas encore deux ans-, l'influence psychologique et spirituelle fut énorme. Après la mort de son mari, Elizabeth Beeby s'établit en Grande-Bretagne, où elle éleva son fils. Le jeune Coomaraswamy fut ainsi influencé par les idées de William Morris (1834-1896), singulier animateur d'un mouvement d'opinion d'inspiration socialiste utopique, pour lequel il éprouva toujours une vive affection, même dans la dernière période de sa vie. A l'Université, Coomaraswamy choisit une voie scientifique, présentant avec succès, en 1906, une thèse de doctorat en géologie et botanique- il était alors le premier Ceylanais à obtenir ce diplôme. Roger Lipsey, son biographe américain, a très justement noté combien cette formation rigoureuse lui permit d'acquérir un esprit méthodique et d'aborder avec un angle de vue original les études de métaphysique1. Revenu à Ceylan, Coomaraswamy commença des recherches géologiques de terrain, rapportant ses observations dans des revues spécialisées. Les résultats de ses travaux furent alors jugés très satisfaisants : publication de cartes géologiques, découverte de gisements de mica et de graphite, identification en 1904 d'un nouveau minéral, la thorianite... Le jeune homme excellait, s'attirait l'estime de ses confrères et semblait se destiner à une carrière paisible et honorable. Sa valeur scientifique étant désormais reconnue, Coomaraswamy fut nommé responsable des recherches minéralogiques à Ceylan. Mais il se désintéressa peu à peu de sa vocation première. Durant ses années de voyage à travers Ceylan, Coomaraswamy, accompagné de sa première épouse, Ethel Mary Partridge, excellente photographe, découvrit l'art traditionnel de l'île. Les époux commencèrent alors à recueillir une vaste documentation ethnographique : annotations, souvenirs, objets, photographies d'artisans travaillant dans les régions les plus reculées et épargnées par l'industrialisation. Pendant quelques années, le géologue et l'ethnologue cohabitèrent. Certains livres, comme le remarquable Mediaeval Singhalese Art (1908), rapportent les fruits de ce travail pionnier. Lors de ces périples, un fait symbolique marqua le jeune chercheur anglo-indien, ainsi qu'il l'explique lui-même dans un essai en partie autobiographique, Borrowed Plumes (1905): ce fut la rencontre, à la campagne, d'une femme cingalaise et de son fils, tous deux vêtus à l'européenne, contrastant ainsi singulièrement avec leur entourage traditionnel. Ceux-ci appartenaient à une classe aisée et semblaient respectés. "Ils étaient pourtant, écrit l'auteur, adeptes d'une religion et de coutumes étrangères. Cela me parut un symbole de tout ce que j'avais constaté, durant les deux dernières années, au sujet de la disparition progressive des coutumes locales au bénéfice des civilisations avancées. Et je m'aperçus que cet écroulement n'était que l'épiphénomène d'un mouvement mondial, marqué par la destruction continuelle du caractère national, de l'individualité et de l'art (...) Notre civilisation orientale existe depuis deux mille ans : son âme sera-t-elle totalement anéantie par l'impact du mercantilisme occidental ? Je me prends parfois à rêver que l'esprit oriental n'est pas mort, qu'il sommeille seulement, et qu'il s'apprête à jouer un grand rôle dans la vie spirituelle de l'humanité"2. Ce fut pour Coomaraswamy une vision révélatrice de la plus profonde réalité, semblable à l'expérience du jeune prince Siddharta, lorsque celui-ci, sortant du palais paternel, vit un vieillard, un malade, un cadavre et un moine mendiant -quatre personnages symbolisant à la fois les maux et les disgrâces du monde et la voie de celui qui a abandonné les passions et les liens de l'existence. Au cours de ses enquêtes ethnologiques, Coomaraswamy s'était forgé une conviction : l'art est indissociable du peuple qui le produit. En le détruisant au nom des impératifs du progrès technologique, on nie en même temps les caractères et la physionomie d'une communauté. Comme Lipsey a pu justement l'observer, Coomaraswamy assuma fort bien le fait d'être partagé entre deux cultures, l'anglaise et la ceylanaise, cette tension lui évitant de cultiver, à l'instar des colons ou des autochtones, des sentiments déplacés de supériorité ou d'infériorité. Par cette égale distance vis à vis de ses origines et de son éducation, il devenait le témoin lucide des grandes transformations marquant déjà l'Orient. Le jeune directeur des recherches minéralogiques s'était transformé en spécialiste des arts ceylanais, et le spécialiste allait bientôt céder la place au penseur incarné, participant directement à la vie de cette nation paternelle dont il pressentait bien que la défense était devenue un devoir. L'aventure de la Société pour la réforme sociale de Ceylan Ce fut le premier changement radical de son existence. Coomaraswamy éprouva la nécessité de s'engager publiquement afin de réveiller la conscience autochtone. Il fut aidé dans cette entreprise par quelques résidents européens, également préoccupés de la renaissance des études bouddhistes, et fonda avec eux la Société pour la réforme sociale de Ceylan, dont il devint président. Dans le manifeste publié par le journal de la Société s'affirment des objectifs de préservation des spécificités locales, aussi bien dans le domaine matériel que spirituel, et de renaissance du sentiment d'appartenance. S'il s'agit de décourager l'avènement systématique des us et coutumes étrangères, les signataires affirment également la nécessité de mieux connaître la civilisation occidentale pour se montrer capable d'en discerner les aspects éventuellement bénéfiques. Le ton du manifeste, écrit en anglais, n'était pas à proprement parler "anti-occidental" ou "anticolonial". Nous le qualifierions plus volontiers de "réformiste" -il défendait un changement graduel, non violent, de la société, fondé sur une éthique de la conviction et du dialogue-, même si certaines options "radicales" (une mutation nécessaire des fondements mêmes de l'être collectif) pointaient déjà. Coomaraswamy critiquait volontiers un certain anticolonialisme (comme celui du mouvement indien Swadeshi) qui, empruntant les voies de la revendication occidentale, finissait par se placer sur le même plan "qualitatif" que son adversaire. Il jugeait ainsi l'indépendance politique nécessaire, mais non suffisante, car amputée d'un fondement culturel spécifique qui la légitime. Le combat le plus urgent visait à ressourcer l'âme du peuple colonisé. Ce désir de "changer la société", d'en transformer d'abord la mentalité pour agir ensuite sur ses structures, caractérise d'ailleurs les engagements contractés par Coomaraswamy tout au long de son existence, même lors de son séjour aux Etats-Unis. Certes, les ombres ne manquaient pas. En novembre 1907, par exemple, la Société pour la réforme sociale invita une oratrice ambiguè en la personne d'Annie Besant, récemment élue présidente de la Société internationale de théosophie. Or cette organisation fut responsable d'une mystification systématique à l'égard de la tradition hindoue, Ïuvrant en sous-main pour l'intérêt du pouvoir colonial anglais qui alimentait avantageusement, à travers la diffusion d'idées pseudo-religieuses contaminées par de nombreux préjugés occidentaux, les sources de division parmi les Indiens. Bien plus tard, Coomaraswamy devait reconnaître que "la théosophie est en grande partie une philosophia perennis déformée"3. Dans les premières années de ce siècle, Coomaraswamy se situait ainsi à la confluence d'idées parfois contradictoires : en lui cohabitaient un vitalisme nietzschéen, un goût suranné pour le romantisme victorien (idéalisation du passé), l'influence encore sensible de William Morris, un intérêt marqué pour la théosophie et une adhésion sereine à l'hindouisme orthodoxe -l'éducation chrétienne qu'il avait reçue de mauvais gré en Angleterre semblant constituer le réactif de ces intuitions uploads/Societe et culture/ giovanni-monastra-coomaraswamy-de-l-x27-idealisme-a-la-tradition.pdf
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- Publié le Fev 25, 2022
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