Presses universitaires de Perpignan L ’Esclavage de l’Africain en Amérique du 1

Presses universitaires de Perpignan L ’Esclavage de l’Africain en Amérique du 16e au 19e siècle | Emile Eadie, Liliane Fardin, Rodolphe Solbiac « La sensibilité grotesque dans l’art afro-américain : un 1 2 héritage de l’esclavage ? » Rémi Astruc p. 281-302 Texte intégral En ce début de XXIe siècle, la réapparition dans un certain nombre d’œuvres d’art aux États-Unis comme en France de stéréotypes et de caricatures de nature initialement racistes envers l’homme noir (le présentant comme pur objet de spectacle pour le divertissement des Blancs) a de quoi surprendre. Que peut signifier la réutilisation par des artistes contemporains de ces images dégradantes remontant au temps de la traite et de l’esclavage, que l’on aurait pu croire définitivement abandonnées ou dépassées ? Au-delà de l’évidente dénonciation, une chose semble sûre, c’est que le recours assumé à ces représentations infamantes est une façon, pour déroutante qu’elle soit, d’introduire sur le devant de la scène les questions liées à l’héritage de l’esclavage, d’examiner les conséquences culturelles sur le long terme de ce crime contre l’humanité. Cela témoigne également, et peut-être surtout, des explorations contemporaines qui se mènent, de chaque côté de l’Atlantique, autour d’une identité noire qui se cherche à travers le prisme de ces représentations de son humanité un temps contestée, et qui s’interroge sur sa représentation publique dans un monde désormais multiculturel, enté sur la circulation planétaire d’images plus ou moins bien contrôlées. Une des questions posées par ces œuvres est peut-être la suivante : si « l’Européen n’a pu devenir un homme qu’en créant des monstres et des esclaves », comme l’écrivait lucidement Jean-Paul Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon1, comment ces « monstres » et ces « esclaves », souvent confondus en 3 une même créature étrange, ont-ils pu eux-mêmes s’arracher à ce premier statut pour accéder à leur tour au rang d’hommes, à partir de ce handicap initial qui semblait pourtant devoir écarter radicalement une telle évolution, comme relevant de l’impossibilité ontologique ? Quels stigmates inévitables de ce premier et terrible enfermement catégoriel n’ont pu manquer, par voie de conséquence, de marquer la culture des populations noires aux Amériques à mesure que celle-ci se développait et s’autonomisait, à la manière d’un héritage problématique, à la fois origine d’une expérience historique unique mais engluée dès le départ dans l’alternative hautement insatisfaisante d’assumer ou d’oublier cet état initial ? Une alternative naturellement impossible à trancher, tant une voie comme l’autre impliquerait de domestiquer une violence originelle d’une telle force qu’elle ne saurait être entièrement désamorcée ni par la revendication ni par l’indifférence… Cette force redoutable s’ancre notamment dans un aspect psychologique essentiel de la situation d’esclavage : la tentative d’intériorisation forcée, dans l’esprit des esclaves comme dans celui des maîtres, du fait que des êtres humains étaient en réalité des choses, des objets, des outils. Cette absurdité flagrante qui consiste à considérer un homme comme une chose a nécessairement engendré des stratégies psychologiques complexes pour tenter de s’accommoder de cette aberration, dont la culture afro-américaine aux États- Unis, aux Caraïbes, en Amérique du Sud porte les traces. En effet, la culture afro-américaine s’est construite naturellement contre, mais tout aussi largement sur c’est-à-dire avec ce stigmate infâmant qu’il n’était pas possible d’effacer ni d’ignorer. Celui-ci a notamment pesé, selon nous, sur l’ouverture mentale à la présence d’impossibilités manifestes pourtant réalisées, c’est-à- dire a contribué à forger une sensibilité particulière à ce que nous appellerons le grotesque. C’est en tous les cas ce dont un certain nombre de productions culturelles et de tentatives artistiques, hier comme aujourd’hui, 4 5 I – Le grotesque et l’esclavage : les causes de la chosification des Africains en Amérique semblent témoigner. Parmi celles-ci, une forme retiendra tout particulièrement notre attention : le « blackface », un stéréotype raciste renvoyant à l’imaginaire de la plantation devenu une pratique artistique à part entière2, emblématique aujourd’hui des déchirements et ambiguïtés de cette culture née de l’esclavage. Cette dernière s’est en effet développée au XIXe et au XXe siècle à travers des « œuvres » (d’art, mais pas uniquement, tout une « culture » au sens large3) où les ambiguïtés du passé se retrouvent dans les impasses du présent, où des attitudes psychologiques parfois ouvertement contradictoires (autodénigrement, affirmation agressive de soi, ironie amère) construisent une esthétique néobaroque faite de grincements et d’outrances. Dans la lignée des réflexions de Fanon (notamment Peau noire, masques blancs) et de leur actualisation par des penseurs comme Paul Gilroy4, ainsi que dans le prolongement de la réflexion de Leonard Cassuto sur le « racial grotesque » dans l’art et la culture américains5, nous souhaiterions ainsi examiner dans quelle mesure la culture afro-américaine contemporaine et plus largement les paradoxes de « l’identité noire »6 aujourd’hui peuvent se voir éclairés par une attention particulière à cette ouverture psychologique et artistique au grotesque, issue de la situation historique d’esclavage. Pour ce faire, une perspective transdisciplinaire croisant différents domaines de la culture (des mentalités et de la psychologie collective, jusqu’aux formes d’art contemporaines, en passant par l’anthropologie culturelle), se révèle ainsi nécessaire pour espérer appréhender ces phénomènes, leur développement et leur étrange destinée. À tous les déterminismes socioculturels qui ont préparé et disposé mentalement les Européens à réduire en esclavage les populations africaines pour les déporter 6 au Nouveau Monde comme main d’œuvre – notamment ce qu’Édouard Glissant a pu qualifier de propension au « nomadisme en flèche » ou « nomadisme conquérant »7 des Européens –, il faut ajouter ce qui a rendu possible l’opération intellectuelle étrange ayant consisté à déshumaniser l’Autre, à voir en lui un simple objet dénué de toutes qualités humaines, afin de pouvoir librement en disposer – une opération qui a d’abord autorisé psychologiquement l’esclavage puis a servi à le justifier moralement. Cette opération n’a rien d’évident, même si on peut émettre quelques hypothèses quant à ce qui l’a rendue envisageable. On peut en particulier penser que cette opération découle de perceptions anthropologiques contradictoires. En effet, d’un point de vue très général, la question de la commune humanité entre des hommes de « races », couleurs, origines différentes tient à la fois de l’évidence du réel, est une donnée immédiate de la perception, mais force est aussi hélas de constater que l’évidence contraire peut paraître tout aussi manifeste : il y a sans doute au premier abord autant de points communs que de différences perceptibles entre des hommes issus de sociétés différentes. Comme l’a montré en son temps Claude Levi-Strauss8, ou plus récemment Tzvetan Todorov9, la rencontre de l’Autre révèle toujours ainsi les deux mêmes tendances opposées de l’esprit humain : la tendance à la reconnaissance, en vertu d’un anthropomorphisme qui conduit à humaniser le monde en le parant de schèmes humains ; et la tendance inverse à la distinction qui veut que l’on se reconnaisse comme seul porteur des qualités particulières faisant l’humain, en vertu d’une tendance « innée » à l’ethnocentrisme, qui renvoie tous les autres en dehors de la catégorie, que ceux-ci tombent alors, selon les grilles culturelles en vigueur, dans l’animalité, le démoniaque, ou le monde des choses. Dans une certaine mesure on peut ainsi dire que la culture ou plutôt les cultures – puisque chacune construit pour elle-même une réponse différente – sont précisément ce qui 7 8 apporte une forme de résolution acceptable à ces tensions contradictoires et à ces attitudes divergentes. Jusqu’au XIXe siècle, les esclaves américains des plantations se sont vus ainsi affublés par les Européens d’un statut terriblement ambigu, voire contradictoire, entre l’humain et la chose. Dans la mentalité esclavagiste, en effet, les Africains transportés au Nouveau Monde ont été perçus et pensés comme des possessions, des objets appartenant à leurs maîtres. Esclaves comme propriétaires ont donc dû penser, s’accommoder, c’est-à-dire s’attacher à construire cette identité non-humaine pour organiser la vie d’un point de vue pratique. Une des traces fortes de la violence symbolique de ce statut fut ainsi l’attribution des patronymes des esclaves – celui du maître ou donné par lui – voire de simples numéros, comme dans le roman de Toni Morrison Beloved où l’un des esclaves est baptisé Number six. Les arts et la littérature portent aussi abondamment témoignage de cette objectification de l’esclave, que ce soit pour la renforcer du point de vue des esclavagistes, ou pour la combattre dans les écrits des abolitionnistes et des esclaves eux-mêmes. Ainsi La Case de l’Oncle Tom, d’Harriet Beecher Stowe, circule d’abord en feuilletons dans la presse en 1852 avec un sous-titre éloquent : « The Man that was a thing », l’homme qui était une chose, inscrivant à l’orée du roman cette formulation paradoxale, cette impossibilité réalisée. D’autre part, comme le montre Leonard Cassuto10, les « slave narratives », récits d’esclaves fugitifs devenus un genre littéraire à part entière, s’écrivent à partir de cette contradiction dans les termes : comment un non-humain pourrait-il écrire une autobiographie ou un roman ? Un second facteur anthropologique important ayant rendu possible ce processus de déshumanisation est la réalité empirique selon laquelle, dans les sociétés peu métissées, Blancs comme uploads/Societe et culture/ presses-universitaires-de-perpignan-la-sensibilite-grotesque-dans-l-x27-art-afro-americain-un.pdf

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