SOCIETE CIVILE S HISTOIRE D,AN MOT PAR François RANGEON Maître d,e Conlérences

SOCIETE CIVILE S HISTOIRE D,AN MOT PAR François RANGEON Maître d,e Conlérences à l'Uniuersité il'Amiens La société civile est une des notions les plus ambiguës du débat politigue actuel. Pour les uns, la société civile se definit par opposition à l'Etat: le programme libéral, dit G. Sorman doit < retracer en clair la frontière "oi"" I'Etut et la société civile > l, la société civile étant I'ensemble des institutions (famille, entreprise, association...) où les individus Poursuivent des intérêts communs saniinterférence de I'Etat et, << selon des procédures qui leur sont propres, élaborent des valeurs spécifiq]es > 2. -Pour doautres, là société civile ne serait pas le simple envers de I'Etat mais au contraire < le lieu où le privé et le public s'interpénètrent > 3. Ces derniers récusent I'opposition *itti"hé"noe^entre I'Etat Jt h société civile et pensent-quo<-il y à'a" I'autorité, de I'institution, de la loi dans la société civile elle. *ê-" , a. Loambivalence du rapport de la société civile à I'E11t, qu'il soit doextériorité ou de complémeniïrité, s'articule avec une double approche de la société civile, que les uns réduisent à sa dimension économique alors que d'autres iniistent au contraire sur la nécessité de << valoriser toutes ies dimensions non marchandes de la société civile > 5. Cette société civile, si souvent invoquée aujourd'hui et parée de multiples vertus - liberté, initiativeo auto-àrganisation... - se;aractérise donc par I'hétéro. généité de son contenu. l. Le Monde, /7 dêc.1984. 2. Y. Cannac, Le Dëbat n' 26, sept. l!83. 3. J. Freund,' L'essence du politique, Sirey, !965,. p. ?99..^-- 4. G. Lavau,-u L'espace polilique français >, Esprit, déc, 1979, p. 61. 5. P. Rosanvallon, Le Débat n" 26, sept. 1983. l0 LA SOCIÉTÉ cIvILE L'histoire du mot peïmet de comprendre les sources de eette polysémie. Elle montre en effet que I'ambiguité du mot société civile-n'ôst pas nouvelle et que la notion n'a jamais fonctionné de manière isoléeo màis qu'au-contraire sa signification a toujours été liée à celle d'une expression oppos_ée. Ainsi le mot < société civile > apparaît dans Ia langue fiangaise au XVII" siècleo en même temps que son contraire < l'état-de nature )). Au couple conceptuel état de naturi-société civile succède ensuite looppo- sition toujours en vigueur entre la société civile et l'Etat. Cette évoluiion engendre une inversion du sens du mot société civile qui a d'abord signifié la société politiquement organisée c'est-à-dire I'Btat, puis le coniraire, c'est-à-dire la société privée ou la société sans I'Etat. Etrange histoire que celle d'un mot dont la signification s'est radicalement inversée ! Cette histoire sinueuse, faite de glissements de sens successifs, de ruptures, d'oublis, de retours en arrière est intéressante à plusieurs points de vue. Elle montre d'abord que la signification du môt société civile s'inscrit dans une double problématiquen celle du rapport civil-naturel et celle de la relation Etat-Société. Lohistoire du mot nbst pas isolable des déplacements et des transformations des problématiques- où il soinsère. Elle indique ensuite que I'absence de définition claiie et stable du mot ne doit pas être interprétée de manière négative. Cette souplesse séman. tique est au contraire loune des conditions du débat politiquà. Elle révèle enfin à quel point Ia signification des termes politiques dépènd des valeurs positives ou négatives qui leur sont attribuées. Dans lâ problématique qui, à partir du XVII" sièeleo oppose l'état de nature à la-société civile, cette dernière est valorisée par son association aux thèmes du progrès, de la raison, de la paix. La dissociation de l'Etat et de la société civile engendre ensuite, à partir du XVIII" siècle, une inflexion des valeurs. Les uns valorisent l'Etat, symbole de l'ordre et de la justice contre une société civile incapable de résoudre ses conflits internes, alors que d'autres au contraire associent la société civile au thème de la liberté par opposition à cet instrument de contrainte que constitue I'Etat. A ce titreo loexpression société civile est bien une notion politique, se caractérisant par loabsence d'unité de signification et par le fait qu'elle ne peut fonctionner seule I les mots du vocabulaire polilique, loin d'être les instruments neutres de la pensée, sont les armes du conflit politique. L'histoire des idées se reflète à travers l'évolution sémantique dès termes du vocabulair_e politique ; c'est à cette histoire que nous voudrions appoïter ici une contribution en indiquant Ies principales mutations du mot-société civile. Cest par une illusion rétrospective qu'on est souvent tenté de croire que la signification actuelle d'un mot résulte d'un processus linéaire d'accumulation progressive de sens. L'histoire du mot société civile révèle au contraire une série de ruptures, doéclipses, les significations les plus anciennes n'étant pas toujours les moins présentes. Notion ouverteo la société civile est I'objet d'une perpétuelle redéfinition. Dès sa naissance, le mot est ambigu, signifiant à la fois au plan politigue loEtat et au plan HISTOIRE D'UN MOT II économique la société marchande (I). Cette double dimension pelm-et à la notion de soaffranchir ensuite de la tutelle étatique et. ainsi émancipée, tloacquérir son autonomie sans pour autant que soit levée -l'ambiguité initiâle. A la société civile étatique succède une société civile distincte de I'Etat et régie par ses propres làis ; parallèlement la société marchande laisse place X Ë société âinil"-bo,t"g.oise résultant, selon Marx, de < l,éma^ncipation politique >> issue de la Révolution de l7B9 (II). Dotée de signifiàtions ôt de fonctions différentes et même contradictoires par les liiéraux et les marxistes, la notion devient susPecte aux yeux des uns et des autïes et connaît au début du XX" siècle une éclipse provisoire. Au cours des années récentes, la notion renaît cependant, sous de nouvelles formes. Revalorisée, la société civile se métantotpho,se et cristallise aujour' d'hui les revendications d'autonomie et de libération face aux interventions de I'Etat dans la vie sociale (III). I. _ LA NAISSANCE DE LA SOCIETE CIVILE Les dictionnaires sont avares de renseignements concernant loap-parition du mot société civile dans la langue française. Littré, Robert et Larousse se contentent doindiquer la naissànce du mot société au XII" siècle et de I'adjectif civil au XÏII" siècleo sans évoquer celle de-loexpression société civiie. Faute d,indiquef une origine p"écise, les dictionnaires usuels renvoient à l'étymologie du mot c'est-à'dire au latin societas cioilis. Rare chez lâs autËurs romains, loexpression societas ciailis est en quel- que sorte redondante, le latin ciuitas désignant à la fois la cité coest-à-dire là groupe politiquement organisé et là société des individus quoelle "arsi^bi" 6.-L" toiiut,loassociZ noest autre que le ciois, le citoyen. Cicéron cependant emploie guelquefois I'expression societos ciailis pour -ctésign-er la-res publicoïu h "ite "o tant quË celle-ci est unie, pT une même loi: <<Iex ôst ciailis societatis uinculurn>, <<la loi est le lien de la société civile >> ( De Republica, I, 32). Pour Cicérono la societas cioilis est la communàuté politiquement et juridiquement organisée,- par opposition à I'humanité iout entière ou société du gen"e humain (societas generis humani\ (De Officiis, I, l7). A Rome, civil (cir:ilis) est pris par oPpo' sition à naturel- (naturalis), le droit civil (jus ciaile) sooppc,sant ainsi au droit narurel (jus naturale). Mais déjà le qualificatif civil est uryFigo, signifiant d'unË part le carâctère public ou iolitiqle d'une chose (la res c{uilis est la poliiique au même titre que la res publico), d'autre part soll caractère priié, la-ciuilio signifiant lâ condition privée- du_ citoyen et le jus ciuite-englobant ce que -nous appelons au_jourd'hui- le- droit public et ie droit privZ. Bref, la-soci.etas ciuilrs signifie I'association publique et 6' E' Benveniste précise que, à Rome' <1 on ng distin-gue.par.€ntre.la ville et ti'soôieté-l ô'ès1 U'unè-sé"ié èt memJ n'otion ", Le vocadulaire des institutions indo-européennes, Minuit, 1969, t. l, p, 3@. L2 LA socrÉrÉ crvrLE privée des individus dans une cité, par opposition d'un côté aux sociétés naturelles, telle que la famille, de loa-utre à^h société universelle du genre humain. Au M-oyen âgeo cette arnhivalence demeure tant pour le mot soci,etqs gt" foTI l'gdjectif ciailis. La société est à la fois le regroupemenr politique des individus dans une citsilitas (politia seu ciaitias.- dit Mârsile -de Padoue) 7 c'est-à-dire une cité oo roôiété civileo et loassociation privée de commerçants : la < société en commandite > et la < société "o tto-ro collec- tif > apparaissent dàs, le XIII" siècle. Quant au jus cioile, ir continue c-omme à Rome à englober le droit privé et le droii public et ce jusqu'au XVI" siècle s. Ce n'est, semble-t-ilo qu'à partir du XVII' siècle que I'expression société civile est attestée en frànçais. Bossuet en L677 ïeti"it àinsi la société civile : < société d'hommes unis ensemble sous le même gouver. nement et sous les mêmes lois > e. Le dictionnaire de Furetière ltoeo; ajoute, à I'article société, gue _< les hommes se sont mis en sociétÈ pour vivre plus commodément et plus poliment ; ils ont fait des rois séières contre ceux qui troublent la société civile >. Hobbes est peut-être loinventeur de I'expression r< société civile >, le mot figurant dans la traduction que donne sorbière da De Ciae en 1649 to. Il est en tout cas le premier à qrposer la société civile à un uploads/Societe et culture/ societe-civile.pdf

  • 17
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager