La Lettre de voyage de Chateaubriand Béatrice Didier anno ii - 2016-2017 81 la

La Lettre de voyage de Chateaubriand Béatrice Didier anno ii - 2016-2017 81 la lettre de voyage de chateaubriand Béatrice Didier (ENS Ulm) beatrice.didier@ens.fr résumé: A partir du grand corpus épistolaire de Chateaubriand, qui englobe des formes de lettres bien diverses, et d’une interrogation des textes qui relèvent du genre littéraire du « Voyage », où l’épistolarité règne au XVIIIe siècle, cette contribution se concentrera sur Le Voyage en Italie, où Chateaubriand réutilise des lettres, des notes, des fragments de journal. Le caractère autobiographique y est donc finalement un effet de lecture, la datation éta­ blissant un lien plus ou moins factice entre l’espace et le temps, et le « je » y est à la fois celui du voyageur et celui de l’écrivain, relevant aussi de différentes facettes de l’esthé­ tique de Chateaubriand, dans un texte composite dont le délabrement est à l’image de la ruine romaine. abstract: Starting from Chateaubriand’s conspicuous epistolary corpus, which in­ cludes very different letter forms, and from a questioning about “travel” literature, in which letters reign during all the 18th Century, this paper will focus on Le Voyage en It­ alie, in which Chateaubriand reuses letters, notes and fragments of his diary. The autobiographical character is finally a reading effect, as the dating establishes a more or less fictitious link between space and time, and the « je » is at the same time the traveller’s one, and the writer’s one. This also arises from the different facets of Chateau­ briand’s aesthetics, in a composite text, which reflects the images of the Roman break­ up and ruins. mots-cles: Chateaubriand, lettres, Le Voyage en Italie, « je », autobiographie key words: Chateaubriand, letters, Le Voyage en Italie, « je », autobiography 83 la lettre de voyage de chateaubriand Béatrice Didier (ENS Ulm) Michel Foucault, dans un article qu’il avait bien voulu confier à la re­ vue «Corps écrit»,1 avait admirablement montré comment la lettre chez les Philosophes stoïciens et chez les Pères de l’Église avait été une des pre­ mières formes d’autobiographie en Europe. Étant amenée depuis de an­ nées à me plonger dans l’œuvre de celui que Stendhal considérait comme « le roi des égotistes », Chateaubriand,2 je suis tentée de me poser la ques­ tion : dans quelle mesure la lettre chez Chateaubriand est-elle une forme de l’expression du moi ? Question si vaste que je ne prétends ici que poser quelques jalons. La question est vaste d’abord par l’ampleur du corpus qui englobe des formes de lettres bien diverses et dont certaines semblent relever d’un autre type d’écriture. Un des textes qui fit la célébrité du jeune écrivain est bien la fameuse « Lettre sur la campagne romaine ». Mais toute une tradi­ tion littéraire si riche au XVIIIe sicle a fait un usage de la lettre dans le ro­ man : si Chateaubriand n’a pas écrit de « roman par lettres » proprement dits, il sait pourtant quel effet romanesque peut produire l’insertion d’une lettre, alors purement fictive. Le polémiste, l’homme politique sait aussi de quelle efficacité peut être la « lettre ouverte » dans un journal influent. Enfin et surtout Chateaubriand laisse une abondante correspondance qui semblerait davantage que les cas précédents exprimer directement le moi.3 D’autre part, les Mémoires d’Outre-tombe, comme l’Histoire de ma vie de George Sand, comme beaucoup d’autobiographies, intègrent des lettres : elles provoquent – comme les lettres dans le roman - un effet de réel, effet peut-être trompeur car l’autobiographe a tout loisir de les remanier.4 1 L’autoportrait, «Corps écrit», n. 5, Paris, P.U.F., 1983. 2 J’ai été chargée par Champion de mener à bien l’édition scientifique des Œuvres complètes de Chateaubriand. Plusieurs volumes parus depuis 2008, d’autres sont en route. 3 La grande édition de la Correspondance publiée chez Gallimard, d’abord par Pierre Riberette, se poursuit grâce à Agnès Kettler. Dernier volume paru, François-René de Chateaubriand, Correspondance générale, 1831-1835, Paris, Gallimard, 2015. 4 C’est ce que fait, par exemple, George Sand, comme l’a montré George Lubin dans l’édition de la Pléiade. 84 Béatrice Didier Est-il légitime de rapprocher des utilisations de la lettre aussi dif­ férentes, et dont le caractère autobiographique est fort variable, sinon tout à fait contestable ? D’un point de vue purement formel ces types de lettres ont des points communs, et à en rester à ces aspects purement for­ mels, elles présentent d’évidentes ressemblances : présence du destina­ taire et d’un « je » qui s’adresse à lui, éléments de datation; cette présence de l’autre oblige une mise en scène du moi en situation; de quel moi ? un moi entièrement fictif, semi-fictif ? ‘réel’ ? - mais l’écriture risque de transformer ce moi réel en un moi de papier, quelque peu fictif à son tour. D’autre part ce « je », à être si souvent tracé sur la feuille, garde l’empreinte de ses utilisations précédentes. Jusqu’à la fin de sa vie, et malgré ses éner­ giques protestations, le « je » de Chateaubriand reste pour beaucoup de ses lecteurs le « je » de René. Devant la complexité de la question, on de­ vra se contenter de montrer dans quelques exemples, comment l’utilisa­ tion d’une certaine forme, la forme épistolaire, amène ces contaminations entre ‘fictif’ et ‘réel’. On ne dit jamais « je » impunément, et nos écrivains classiques avaient raison de se méfier.5 Puisque qu’il faut bien nous limiter, nous interrogerons des textes qui relèvent de la tradition du « Voyage », genre littéraire où l’épistolarité règne au XVIIIe siècle - on se souvient des célèbres Lettres du Président de Brosses, remaniement de lettres réelles. Le « Voyage » est le genre par ex­ cellence de l’épistolarité semi-fictive, ambiguë par conséquent : le voya­ geur s’appuie en général sur une relation d’un voyage réel ; l’adresse à un lecteur rend plus attrayant le récit et lui confère un cachet d’authenticité, parfois trompeuse, d’apparence autobiographique. Le Voyage en Italie est composé après coup pour figurer dans les Oeuvres complètes que Chateaubriand confie à Ladvocat ; il réutilise des lettres, des notes, des fragments de journal. Il aurait voulu donner « une vingtaine de lettres sur l’Italie », s’il en avait eu le loisir.6 Le caractère com­ posite de ce texte-ruine, à l’instar de la campagne romaine, permet de voir quelles ambiguïtés peut présenter ce genre littéraire qu’est la lettre d’un voyageur, et peut-être, par delà, les ambiguïtés inhérentes à toute lettre. 5 Les études sur Chateaubriand étant multiples, et celles sur l’autobiographie l’étant encore davantage, on m’excusera de ne pas les citer ici, même si elles ont abordé la question et souvent fort pertinemment. 6 L’excellente édition donnée par Philippe Antoine du Voyage en Italie nous fournit matière à réflexion, en nous offrant tous les éléments nécessaires : François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, Paris, Champion, 2008, t. VI-VII, p. 593-594. 85 La Lettre de voyage de Chateaubriand le caractère autobiographique ? Tel qu’il est ce voyage en Italie est loin d’être autobiographique ; pour le compléter, Chateaubriand propose au lecteur d’emprunter des descrip­ tions à une oeuvre romanesque, Les Martyrs, tandis que le lecteur mo­ derne préférera combler les silences de Chateaubriand en se référant aux Mémoires d’Outre-tombe et à la Correspondance, textes posthumes qui dévoilent tout ce non-dit du Voyage en Italie. Il y a toujours un non-dit dans le récit de voyage : Mme de Beaumont pour le Voyage en Italie, An­ na de Noailles pour l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Mais si l’on en reste au Voyage, seul l’assombrissement du ton des lettres permet de deviner un arrière-plan de déception professionnelle et la douleur qu’éprouve l’écri­ vain qui voit mourir Pauline de Beaumont : « On lit dans la lettre à Fon­ tanes plusieurs notations que le destinataire pouvait aisément décryp­ ter, parce qu’il était dans la connivence ».7 Il y a donc ici un cas intéressant de dissociation entre le destinataire explicite : Fontanes, pour qui le texte peut avoir une saveur autobiographique et le destinataire plus lointain, mais pourtant bien présent dans l’esprit de l’auteur, le lecteur, privé de cette interprétation autobiographique, s’il n’avait l’aide des notes savantes qui peuvent accompagner le texte. Le caractère autobiographique est donc finalement un effet de lecture, et encore de la lecture de ces « happy few » qui, grâce à l’érudition accumulée depuis près de deux siècles, peuvent lire entre les lignes. Mais de la part de l’écrivain, il y a un refus, ou du moins un demi-refus de la confidence autobiographique qu’il réserverait, dans le privé, à ce lecteur privilégié qu’est son ami, Fontanes. le destinataire Le destinataire de la lettre a donc une grande importance, mais ce Voyage en Italie permet de voir la complexité de cette question, surtout quand il s’agit de lettres de voyageur. Les trois premières lettres ont un desti­ nataire, Joubert, dont une note de Chateaubriand évoque la personnali­ té: « homme d’un esprit rare, d’une âme supérieure et bienveillante, d’un commerce sûr et charmant, d’un talent qui lui aurait donné une réputa­ tion méritée, s’il n’avait choisi de cacher uploads/Voyage/ 26-91-1-pb.pdf

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  • Publié le Dec 10, 2022
  • Catégorie Travel / Voayage
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