Patrick Girard CHRISTOPHE COLOMB LE VOYAGEUR DE L’INFINI Éditions N° 1 © Calman

Patrick Girard CHRISTOPHE COLOMB LE VOYAGEUR DE L’INFINI Éditions N° 1 © Calmann-Lévy, 2011 COUVERTURE Maquette : Thierry Müller Illustrations : Haut : Sebastiano Luciani, dit Sebastiano del Plombo, Portrait d’un homme qui pourrait être Christophe Colomb (vers 1446-1506) © The Metropolitan Muséum of Art, Dist. RMN/image du MMA Bas : École espagnole (XIXe siècle), La Pinta, la Niña et la Santa Maria voguant vers les Antilles en 1492 (1878) © Coll. privée/Index/Bridgeman Giraudon ISBN 978-2-84612-274-0 À Anna, Martine et Olivia « Dans la réalisation du voyage des Indes, la raison, les mathématiques et la mappemonde ne furent d’aucune utilité. » Christophe COLOMB 1 Meurtre à la porte dell’Olivella Il faisait encore distinctement jour. Pourtant, chacun se pressait pour arriver à temps. Quand maître Domenico Colomb était de service – comme cette semaine-là –, il se montrait sans pitié pour les retardataires. Sitôt la herse baissée, il n’ouvrait la porte à personne, sous aucun prétexte, insensible aux supplications des uns ou aux flatteries des autres. Les jardiniers du Bisagno se souvenaient encore de la mésaventure survenue à Pierino Fregoso, quelques années avant qu’il ne succède à son père au titre de doge. Il s’était attardé auprès d’une lavandière à la poitrine généreuse et quand il s’était présenté avec ses amis à l’entrée de la cité, il s’en était vu refuser l’accès. Il avait eu beau tempêter, jurer, menacer, rien n’avait entamé la détermination du « cerbère de la muraille », comme il l’avait dédaigneusement surnommé. Eût-il été l’un des Rois mages ou Notre-Seigneur Jésus-Christ en personne, il n’aurait pas eu droit à un traitement de faveur. Ainsi donc, avec ses compagnons, avait-il été contraint de passer la nuit à l’auberge de la Louve borgne que Domenico possédait en dehors de l’enceinte, vidant pichet de vin sur pichet de vin. Été comme hiver, dès que le soleil commençait à décliner à l’horizon, la ville se renfermait derrière ses remparts. Ceux-ci avaient été édifiés pour la protéger contre les attaques surprises des brigands à la solde des seigneurs de Lavagna. Ces véritables bêtes fauves n’hésitaient pas à surprendre les voyageurs et les pèlerins lorsqu’ils s’approchaient de la cité et relâchaient leur vigilance. À plusieurs reprises, ils avaient traqué leur « gibier » jusque devant le portail du couvent de San Stefano, tandis que les nobles s’enfermaient dans les hautes tours crénelées qu’ils avaient édifiées au cœur même de Gênes. Lassé de ces exactions, le petit peuple avait exigé qu’on répare la vieille enceinte érigée des siècles plus tôt, et que l’on confie la garde de ses portes à des hommes issus de ses rangs. La mesure avait porté ses fruits. Les Fieschi, qui semaient jadis la terreur, étaient descendus de leur repaire montagneux pour venir s’installer en ville. Ils avaient mis fin à leurs rapines, jugeant plus rentable de profiter de la prospérité du port. La paix était revenue mais les vieilles habitudes demeuraient. Dès que la nuit tombait, la peur taraudait le cœur des hommes. Les campagnes environnantes devenaient pour eux le théâtre d’étranges événements. Sorciers et sorcières profitaient de l’obscurité pour tenir leurs sabbats tandis que les loups affamés erraient à la recherche de nourriture. Il y avait de cela quelques semaines, l’on avait retrouvé, le long des rives escarpées du Bisagno, les cadavres de deux bergers déchiquetés par les terribles mâchoires des carnassiers. Ils avaient été inhumés à la sauvette. Domenico se souvenait encore du cri rauque poussé par leur mère lorsque les corps avaient été descendus dans la fosse creusée à la hâte : une plainte déchirante, inhumaine, qui semblait faire écho aux hurlements des bêtes sauvages. C’est pour se protéger que la ville, chaque soir, se claquemurait et confiait sa sauvegarde aux archers du guet qui veillaient à ce que nul n’entre ou ne sorte de l’enceinte. Bien à l’abri, les habitants vaquaient à leurs occupations habituelles. Les femmes s’affairaient devant leurs fourneaux. Les hommes se rendaient à la taverne la plus proche pour commenter les dernières nouvelles : l’arrivée d’une caraque en provenance de Chio ou de Caïffa et la prochaine vente d’un lot d’esclaves achetés à Constantinople. Loin du regard de leurs parents, des cortèges d’enfants rieurs dévalaient les ruelles en pente, chapardant çà et là un fruit ou renversant des étals de marchandises. C’étaient là autant de scènes que ne verraient pas, ce soir du moins, les deux cavaliers qui se frayaient un chemin dans la demi-pénombre, à faible distance de la cité. L’un d’entre eux n’était assurément pas un étranger. Instinctivement, comme s’il savait qu’on lui refuserait l’ouverture de la porte, il s’était dirigé vers l’auberge de la Louve borgne, confiant sa monture à un gamin pour qu’il la conduise à l’écurie. Avec son compagnon, dont le visage était dissimulé par un capuchon, il était entré dans la grande pièce faiblement éclairée par de mauvaises chandelles de suif, où les servantes repoussaient en riant les avances des habitués, de pauvres hères venus chercher là un peu de chaleur et de réconfort après une rude journée de labeur. Les deux hommes s’étaient assis en silence dans un coin, près de la cheminée. Le plus âgé avait jeté quelques piécettes sur la table et commandé du vin, du pain et du fromage. Ils avaient bu et mangé sans prêter attention à leurs voisins. Bien plus tard dans la soirée, le plus âgé d’entre eux s’était mêlé à la conversation générale. Tous commentaient la nouvelle rapportée le matin même par des matelots : la chute de Constantinople, tombée aux mains des Turcs. Un cardeur, Bartolomeo Costapelli, n’en finissait pas de vitupérer les Grecs : — C’est un juste châtiment pour ces chiens d’hérétiques qui refusent de reconnaître l’autorité du Pape. Le frère Antonio, le portier de San Stefano, m’a dit, la voix tremblante d’indignation, que l’un de leurs chefs avait osé affirmer : « Mieux vaut le turban des Turcs que la mitre des Latins. » Je n’y ai rien compris mais cela devait être très grave, à en juger par sa colère. Que Notre-Seigneur Jésus-Christ et Sa Très Sainte Mère nous débarrassent à tout jamais de cette engeance ! Selon Anna, une servante, le voyageur avait alors interrompu grossièrement Costapelli : — Quel Chrétien tu fais, pauvre idiot, à maudire ces Grecs dont tu tiens ton travail. Je devine à tes mains que tu es un tisserand. Que feras-tu quand toi et les tiens, vous ne recevrez plus les noix de galle dont vous vous servez pour teindre en noir vos mauvaises laines ? Elles sont si rêches que seuls les pauvres de Salerne ou de Naples consentent à les acheter. Quand ton estomac criera famine, tu supplieras Dieu que le Turc veuille bien se montrer aussi accommodant que ne l’étaient les Grecs. Tu seras même prêt à embrasser leur foi pourvu qu’ils continuent à te livrer ces fameuses noix. Nul ne se rappelait qui avait alors dégainé un couteau pour faire rentrer dans la gorge de l’homme un tel blasphème. Dans la pénombre, une lame avait jailli. Le voyageur s’était vidé de son sang dans les bras de son compagnon tandis que les clients de la taverne s’enfuyaient, abandonnant leurs pichets à peine entamés. Des années plus tard, Domenico se rappelait amèrement les déboires que lui avait valus cette rixe. Quand les archers étaient venus enlever le cadavre, il avait entendu l’un d’entre eux réprimer un juron en examinant les documents trouvés sur l’homme. Quelques heures plus tard, on l’avait conduit chez le doge. — Le défunt t’a-t-il parlé ? — Non, seigneur. J’étais de garde à la porte dell’Olivella comme le veut la charge que m’a confiée ton noble père. — Et que je te retire. Ne proteste pas. Voilà longtemps que j’attends le moment de me venger de l’humiliation que tu m’as jadis infligée en me refusant l’entrée de la ville. — Conformément aux ordres de ton père, l’illustre Gianni Fregoso. Des ordres que tu as pris grand soin de confirmer quand tu lui as succédé. — Peu importe. Ta taverne est un lieu de débauche et de perdition. Tes servantes font commerce de leurs corps. Le prieur de San Stefano s’en est plaint à plusieurs reprises. Jusqu’à présent, j’avais accepté de fermer les yeux sur ce scandale. Je ne tolérerai plus que la protection de l’une des portes de la cité soit confiée à un vulgaire maquereau. — Mais c’est me condamner à la ruine ! Pierino Fregoso le toisa d’un air à la fois hautain et vaguement inquiet : — Es-tu bien sûr que la victime n’a dit à personne qui il était ? — C’est ce que m’a juré Anna. La pauvre fille était toute remuée d’avoir assisté à un meurtre. L’homme s’est contenté de tenir les malheureux propos que tu sais, sans doute sous l’emprise du vin dont il avait bu force pichets. — Je veux bien te croire. Sache que nul ne doit jamais apprendre ce qui s’est passé hier chez toi. — Le meurtrier et ses complices ne sont pas près de se vanter de leur uploads/Voyage/ christophe-colomb-le-voyageur.pdf

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  • Publié le Jul 14, 2022
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