Franz Kafka DANS LA COLONIE PÉNITENTIAIRE (1919) Édition du groupe « Ebooks lib
Franz Kafka DANS LA COLONIE PÉNITENTIAIRE (1919) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » – C’est un appareil singulier, dit l’officier au chercheur qui se trouvait en voyage d’études. Et il embrassa d’un regard empreint d’une certaine admira- tion cet appareil qu’il connaissait pourtant bien. Le voyageur semblait n’avoir donné suite que par politesse à l’invitation du commandant, qui l’avait convié à assister à l’exécution d’un sol- dat condamné pour indiscipline et offense à son supérieur. L’in- térêt suscité par cette exécution n’était d’ailleurs sans doute pas très vif dans la colonie pénitentiaire. Du moins n’y avait-il là, dans ce vallon abrupt et sablonneux cerné de pentes dénudées, outre l’officier et le voyageur, que le condamné, un homme abruti et mafflu, cheveu hirsute et face à l’avenant, et un soldat tenant la lourde chaîne où aboutissaient les petites chaînes qui l’enserraient aux chevilles, aux poignets et au cou, et qui étaient encore reliées entre elles par d’autres chaînes. Au reste, le condamné avait un tel air de chien docile qu’apparemment on aurait pu le laisser librement divaguer sur ces pentes, quitte à le siffler au moment de passer à l’exécution. Le voyageur ne se souciait guère de l’appareil et, derrière le dos du condamné, faisait les cent pas avec un désintérêt quasi manifeste, tandis que l’officier vaquait aux derniers préparatifs, tantôt se glissant dans les fondations de l’appareil, tantôt grim- pant sur une échelle pour en examiner les superstructures. C’étaient là des tâches qu’en fait on aurait pu laisser à un méca- nicien, mais l’officier s’en acquittait avec grand zèle, soit qu’il fût particulièrement partisan de cet appareil, soit que pour d’autres motifs l’on ne pût confier le travail à personne d’autre. – Voilà, tout est paré ! s’écria-t-il enfin en descendant de l’échelle. – 3 – Il était exténué, respirait la bouche grande ouverte, et avait deux fins mouchoirs de dame coincés derrière le col de son uni- forme. – Ces uniformes sont quand même trop lourds pour les tropiques, dit le voyageur au lieu de s’enquérir de l’appareil comme l’officier s’y attendait. – Certes, dit l’officier en lavant ses mains souillées d’huile et de graisse dans un seau d’eau disposé à cet effet, mais ils rap- pellent le pays ; nous ne voulons pas perdre le pays. Mais regar- dez donc cet appareil, ajouta-t-il aussitôt en s’essuyant dans un torchon les mains qu’il tendait en même temps vers l’appareil. Jusqu’à présent il fallait encore mettre la main à la pâte, mais désormais l’appareil travaille tout seul. Le voyageur acquiesça de la tête et suivit l’officier. Soucieux de parer à tout incident, celui-ci dit alors : – Il arrive naturellement que cela fonctionne mal ; j’espère bien que ce ne sera pas le cas aujourd’hui, mais enfin il ne faut pas l’exclure. C’est que l’appareil doit rester en service douze heures de suite. Mais même s’il y a des incidents, ils sont tout de même minimes et l’on y porte aussitôt remède. Vous ne voulez pas vous asseoir ? En concluant par cette question, il dégagea l’une des chai- ses en rotin qui se trouvaient là en tas et l’offrit au voyageur ; celui-ci ne pouvait pas refuser. Il se retrouva dès lors assis au bord d’une fosse où il jeta un regard rapide. Elle n’était pas très profonde. D’un côté, la terre qu’on y avait prise faisait un tas en forme de rempart, de l’autre côté se dressait l’appareil. – Je ne sais, dit l’officier, si le commandant vous a déjà ex- pliqué l’appareil. – 4 – Le voyageur fit de la main un geste vague ; l’officier n’en demandait pas davantage, car dès lors il pouvait lui-même ex- pliquer l’appareil. Il empoigna une manivelle, s’y appuya et dit : – Cet appareil est une invention de notre ancien comman- dant. J’ai travaillé aux tout premiers essais et participé égale- ment à tous les travaux jusqu’à leur achèvement. C’est à lui seul, néanmoins, que revient le mérite de l’invention. Avez-vous en- tendu parler de notre ancien commandant ? Non ? Eh bien, je ne m’avance guère en affirmant que toute l’organisation de la colonie pénitentiaire, c’est son œuvre. Nous qui sommes ses amis, nous savions déjà, à sa mort, que l’organi- sation de la colonie était si cohérente que son successeur, eût-il en tête mille projets nouveaux, ne pourrait rien changer à l’an- cien état de choses pendant au moins de nombreuses années. Nos prévisions se sont d’ailleurs vérifiées ; le nouveau comman- dant a dû se rendre à l’évidence. Dommage que vous n’ayez pas connu l’ancien commandant !… Mais je bavarde, dit soudain l’officier, et son appareil est là devant nous. Il se compose, comme vous voyez, de trois parties. Chacune d’elles, avec le temps, a reçu une sorte de dénomination populaire. Celle d’en bas s’appelle le lit, celle d’en haut la traceuse, et là, suspendue au milieu, c’est la herse. – La herse ? demanda le voyageur. Il n’avait pas écouté très attentivement, ce vallon sans om- bre captait trop violemment le soleil, on avait du mal à rassem- bler ses idées. L’officier ne lui en paraissait que plus digne d’ad- miration, sanglé dans sa vareuse comme pour la parade, avec lourdes épaulettes et aiguillettes pendantes, exposant son af- faire avec tant de zèle et de surcroît, tout en parlant, maniant le tournevis pour resserrer çà et là. L’état du voyageur semblait être aussi celui du soldat. Il avait enroulé la chaîne du condam- né autour de ses deux poignets, il était appuyé d’une main sur – 5 – son fusil, laissait tomber la tête en avant et ne se souciait de rien. Le voyageur n’en fut pas surpris, car l’officier parlait fran- çais, et c’était une langue que ne comprenait certainement ni le soldat ni le condamné. Il n’en était que plus frappant, à vrai dire, de voir le condamné s’efforcer de suivre tout de même les explications de l’officier. Avec une sorte d’obstination somno- lente, il tournait sans cesse ses regards dans la direction qu’in- diquait l’officier et, lorsque celui-ci fut interrompu par une question du voyageur, il regarda ce dernier, tout comme le fit l’officier. – Oui, la herse, dit celui-ci, le nom convient. Les aiguilles sont disposées en herse, et puis l’ensemble se manie comme une herse, quoique sur place et avec bien plus de savoir-faire. Vous allez d’ailleurs tout de suite comprendre. Là, sur le lit, on fait s’étendre le condamné. – Je vais d’abord, n’est-ce pas, décrire l’appareil, et ensuite seulement je ferai exécuter la manœuvre. Comme cela, vous pourrez mieux la suivre. Et puis il y a dans la traceuse une roue dentée qui est usée ; elle grince très fort, quand ça marche ; et alors on ne s’entend presque plus ; les piè- ces détachées sont hélas fort difficiles à se procurer, ici. – Donc, voilà le lit, comme je le disais. Il est entièrement recouvert d’une couche d’ouate ; à quelle fin, vous le saurez bientôt. Sur cette ouate, on fait s’étendre le condamné à plat ventre et, naturelle- ment, nu ; voici pour les mains, et là pour les pieds, et là pour le cou, des sangles qui permettent de l’attacher. Là, à la tête du lit, à l’endroit où l’homme à plat ventre, comme je l’ai dit, doit po- ser le visage tout de suite, se trouve cette protubérance rem- bourrée qu’on peut aisément régler de telle sorte qu’elle entre exactement dans la bouche de l’homme. Ceci afin d’empêcher les cris et les morsures de la langue. Naturellement, l’homme est contraint de prendre ça dans sa bouche, sinon il a la nuque bri- sée par la sangle qui lui maintient le cou. – C’est de la ouate ? demanda le voyageur en se penchant. – 6 – – Mais certainement, dit l’officier en souriant, touchez vous-même. Saisissant la main du voyageur, il la lui fit passer sur la surface du lit et poursuivit : C’est une ouate traitée spécia- lement, c’est pour cela que son aspect est si peu reconnaissable. Le voyageur trouvait déjà l’appareil un peu plus attrayant ; la main au-dessus des yeux pour se protéger du soleil, il le par- courut du regard, du bas jusqu’en haut. C’était un ouvrage de grandes dimensions. Le lit et la traceuse étaient de taillé équiva- lente et ressemblaient à deux caissons de couleur sombre. La traceuse était disposée à deux mètres environ au-dessus du lit ; ils étaient rattachés l’un à l’autre, aux quatre coins, par quatre montants de cuivre jaune qui, au soleil, lançaient presque des rayons. Entre les deux caissons était suspendue, à un ruban d’acier, la herse. L’officier avait à peine noté l’indifférence première du voyageur, en revanche il fut alors sensible à son regain d’inté- rêt ; aussi interrompit-il ses explications, afin que le voyageur eût tout loisir d’examiner l’appareil. Le condamné imita le voya- geur ; empêché de se protéger les yeux avec sa main, il les leva en clignant les paupières. – Ainsi donc, l’homme est uploads/Voyage/ kafka-colonie-penitentiaire.pdf
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- Publié le Dec 12, 2022
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