Jeanne Favret-Saada Désorceler - Éditions de l'Olivier penser1rêver Désorceler
Jeanne Favret-Saada Désorceler - Éditions de l'Olivier penser1rêver Désorceler penser/rêver COLLECTION DIRIGËE PAR MICHEL GRIBINSKI Pierre Bergounioux Oil est le passé entretien avec Michel Gribinski Theodor WAdorno LA psychanalyse rh,iséc traduit de l'allemand par Jacques Le Ride! suivi de Jacques Le Rider L'allié incommode Henri Normand Les amours d'une mère Nathalie Zaltzman L'esprit du mal Christian David Le mélancolique sans mélancolie Paul-Laurent Assoun Le démon de midi Adam Phillips Hlinnicott ou le choix de la solitude Jean-Michel Rey Paul ou les ambig11ïtés Michel Neyraut Alter Ego JEANNE FAVRET-SAADA Désorceler penser/rêver ÉDITIONS DE L'OLIVIER Les cartes du petit cartomancien et du Grand Jeu de Mlle Lenormand ont été reproduites avec l'aimable autorisation de France Cartes. ISIJN 978.2.87929.639.5 ©Éditions de l'Olivier, 2009. le Code de lfl propnétl- mte-llt"CtueUe mterdir les cop1e-s ou reprodliCtlon<ii de tméeà une uri!Js."'tion coUecci\'e. Toute repré entation que ce son, ans contrefriçon sancno1111ée par les artick.; L. JJS-2 et !>Uivants du Code de l.1 propnéré intellectuelle 7 Avertissen1ent L'enquête que j'ai menée sur la sorcellerie dans le Bocage de 1969 à 1972 a donné lieu à la publication de deux livres: Les Mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage, paru chez Gallimard en 1977; et, également chez Gallimard, écrit avec Josée Contreras, Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, en 1981. Puis, de 1981 à 1987,Josée Contreras et moi avons tra- vaillé sur mes matériaux relatifs au désorcèlement. Nous avons publié ensemble cinq articles et j'en ai écrit cinq autres sur des aspects du problème que j'avais explorés séparément 1 • Le présent ouvrage remanie ces dix textes et les articule afm de proposer une analyse générale du désorcèlement et de tirer des conclusions épistémologiques de cette ethnographie des sorts commencée il y a quarante ans. On verra dès le premier chapitre à quel point Josée Contreras a été engagée dans la démarche tant de pensée 1. Certains de ces textes ont été publiés après la fin de notre travail sur le désorcèlemcnt. En réalité, nous en avons publié beaucoup plus, au gré des demandes - participation à tel congrès, à tel ouvrage collectif, à telle revue - mais ils n'ajoutent rien à ces dix articles-là. DÉSORCELER que d'écriture sur le désorcèlement.Je lui exprime toute ma gratitude pour ces années de coopération intellec- tuelle, pour l'autorisation qu'elle me donne d'utiliser ici nos travaux, et pour sa relecture critique de ce volume. Nous avons écrit ensemble: «Comment produire de l'énergie avec deux jeux de cartes», Bulletin d'cthnomédecinc, n° 24, octobre 1983, pp. 3-36. «L'embrayeur de violence», Ùl J. Contreras, J. Favret- Saada,J. Hochmann, O. Mannoni, F. Roustang, Le ]\;foi ct l'Autre, Denoël, 1985, pp. 95-148. <<La thérapie sans le savoir», Nouvelle RePue de psycha- nalyse, n° 31, Les actes, printemps 1985, pp. 223-238. «Ah! la féline,la sale voisine... >>, Terrain,n° 14, L'incroyable et ses preuves, mars 1990, pp. 21-31. «Le travail thérapeutique corrune production domes- tique», Nouvelles Questions féministes, n° 16-18, 1991, pp. 149-167. J'ai publié seule: <<L'invention d'une thérapie: la sorcellerie bocaine, 1887-1970 >>, Le Débat, n° 40, mai-septembre 1988, pp. 29-46. <<La genèse du producteur individuel», Si11gularités. Textes pour Éric de Dampierre, Plon, 1989, pp. 485-496. « Unbewitching as Therapy », American Ethnologist, vol. 16, 1, février 1989, pp. 40-56. Repris en 1991 dans Ethnologie française, XXI, n° 2, Mélanges, sous le titre «Le désorcèlemen t comme thérapie >>, pp. 160-174. «Être affecté», Gradhiva, n° 8, 1990, pp. 3-9. 9 1 Prélude Entre 1969 et 1972,j'ai travaillé dans une région bocagère du nord-ouest de la France que j'ai voulu protéger de la curiosité médiatique - si vive pour tout ce qui touche à la sorcellerie - en la désignant par 1'expression vague de «Bocage de l'Ouest français». Durant l'enquête sur le terrain, j'ai connu plusieurs désorceleurs, mais je n'ai pu longuement assister qu'au travail d'un seul d'entre eux, une femme en l'occurrence, Madame Flora, qui «le faisait)) avec des jeux de cartes et de tarots. En effet, étant impo- tente, elle ne pouvait pas, comme le font ses collègues, se déplacer dans les fermes, et elle pratiquait la divination sur les cas d'ensorcellement que lui rapportaient ses visi- teurs dans la salle à manger de sa petite maison de village. D'emblée nos rapports se sont situés sur un plan profes- sionnel et, même s'ils sont devenus assez complexes au fil du temps, ils ne sont jamais sortis de ce cadre strict: elle était ma désorceleuse et j'étais sa cliente. Elle savait, bien sûr, que j'étais chercheur au CNRS et que j'écrirais un livre- informations qui l'avaient laissée de marbre. Lors de ma première visite à Madame Flora, il y avait déjà presque une année que je vivais dans la région. Plusieurs 10 DÉSORCELER ensorcelés avaient commencé à se confier à moi, et leurs propos me plongeaient parfois dans un état de peur diffi- cilement maîtrisable. Car le thème central des affaires de sorcellerie, la matière qu'elles traitent, c'est la lutte à mort de couples ennemis: sorcier et ensorcelé, désorceleur et sorcier. Ces luttes ont beau n'être que métaphoriques, elles produisent presque toujours des effets réels. Parmi lesquels, aussi, la mort réelle. Or, quand des ensorcelés me racontaient leur histoire, ce n'était jamais parce que j'étais ethnographe, mais parce qu'ils avaient pensé que j'étais «prise>>, comme eux, dans «les sorts>>. Néanmoins leurs interprétations divergeaient. Cer- tains concluaient que je devais avoir beaucoup de «force>> magique pour supporter de tels récits et que, donc,j'étais nécessairement une désorceleuse, celle dont ils avaient besoin. D'autres, plus observateurs ou déjà tirés d'affaire, voyaient bien ma frayeur et en déduisaient que j'étais une ensorcelée. Le jour où un ancien ensorcelé m'annonça que j'étais<< prise>>, que mes symptômes et l'état de ma voiture en témoignaient à l'évidence, et qu'il me demanderait un rendez-vous chez sa désorceleuse, Madame Flora,j'en fus presque soulagée. Quoique. Dès la première entrevue, Madame Flora voulut que je nomme les ennemis que j'avais pu me faire. Or j'avais beau ne pas croire qu'un sorcier ait pu poser des charmes susceptibles de me rendre malade,j'avais beau ne pas croire que nommer soit tuer,je fus dans une totale impossibilité de lui livrer aucun nom. Chaque fois qu'elle me pressa de le faire, en frappant la table de ses cannes, j'eus l'esprit aussi vide qu'un analysant sommé de faire 11 PRÉLUDE des associations libres.Je tentai pendant plusieurs semaines de me dérober jusqu'au jour où j'acceptai que le désor- cèlement requière la même force d'engagement qu'une psychanalyse. À partir de là, je parlai régulièrement de moi, sur des modes tort différents, et à mon psychanalyste parisien, et à ma désorceleuse bocaine, les deux pratiques étant d'ailleurs imperméables l'une à l'autre. Entre nos rencontres,je pensais à Madame Flora avec un mélange de peur - dès que me revisitait sa voix com- mentant certains tarots-, d'affection et d'enthousiasme. J'en parlais beaucoup à mes interlocuteurs bocains, tout en craignant pour eux qu'ils veuillent la consulter et qu'elle les entraîne bien trop loin dans l'expression de la violence, tut-elle symbolique. Mais un couple de fermiers insista pour la consulter, et je dus organiser un rendez-vous. À ma grande surprise, Madame Flora me retint à cette consul- tation. À ma non moins grande surprise, de retour chez moi, je pus reconstituer le déroulement de la séance et me remémorer la signification de certaines cartes - ce dont jusque-là j'avais été incapable. Car cette fois, ce n'était pas à moi que 1'on tirait les cartes, pas à moi que les interpré- tations s'adressaient, pas moi qui étais tenue de répondre: alors la mémorisation, ai-je cru, devenait possible. Je dus bientôt déchanter. Ces clients m'en présentèrent d'autres, puis d'autres encore, à amener chez Madame Flora. Elle me faisait entrer avec eux.Je devins ainsi une familière de la voyante, tout en restant personnellement sa cliente. Mais, pour peu que je sois trop affectée par les malheurs de tels ensorcelés, ou pour peu que la fureur poétique de Madame Flora rn'atteigne trop vivement, la même amnésie 12 DÉSORCELER frappait autant leurs séances que les miennes.Je supportais vaille que vaille de vivre ces situations opaques, mais je ne souffrais pas la perspective de renoncer pour toujours à les comprendre. C'est alors que je décidai d'apporter un magnétophone pour constituer un échantillon fidèle des échanges entre la désorceleuse et ses consultants. L'introduction de l'appareil ne fit pas l'objet d'une négociation explicite entre Madame Flora et moi.J'avais craint de lui en faire la demande en règle qu'elle aurait, me semblait-il, inévitablement refusée: comment une magi- cienne dans 1'exercice de son art pourrait-elle admettre d'être reléguée au rang d'informatrice d'une ethnographe? Je mis donc l'appareil dans un sac de toile gue je posai tout bonnement sur le tapis vert de la table de jeu. On ne le voyait pas, mais on l'entendait: c'était un vieux Philips qui ronflait sans discontinuer,je devais invoquer un pré- texte pour quitter la pièce avec mon sac et aller dehors retourner la cassette. Madame Flora comprit tout de suite le manège. Mi-furieuse, mi-amusée, elle m'apostropha: «Non mais... vous ne me faites pas le truc du magnéto- phone uploads/s1/ favret-saada-desorceler-small.pdf
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- Publié le Apv 19, 2022
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