JEAN-PAUL SARTRE ∏dpf association pour la di{usion de la pensée française • Min
JEAN-PAUL SARTRE ∏dpf association pour la di{usion de la pensée française • Ministère des A{aires étrangères Direction générale de la coopération internationale et du développement Direction de la coopération culturelle et du français Division de l’écrit et des médiathèques Cet ouvrage est disp onible sur www.adpf.asso.fr Isbn 2-914935-36-6 ∏dpf association pour la di{usion de la pensée française • 6, rue Ferrus 75014 Paris + ecrire@adpf.asso.fr ©Janvier 2005 ∏dpf ministère des A{aires étrangères A · A U T E U R S Cette année 2005 voit le centième anniversaire de la naissance de Jean-Paul Sartre, mort en 1980. Philosophe, écrivain et dramaturge, sa fi gure d’intellectuel engagé aura durablement marqué le xxe siècle et continue de le faire encore. Pour tous les lecteurs et en particulier pour ceux qui fréquentent les bibliothèques des établissements culturels français à l’étranger, le ministère des Affaires étrangères et son opérateur pour l’écrit, l’Association pour la diffusion de la pensée française, ont confi é à monsieur François Noudelmann la responsabilité d’une exposition sur Sartre et du livret qui l’accompagne. Qu’il en soit vivement remercié. Yves Mabin Chef de la Division de l’écrit et des médiathèques Ministère des Affaires étrangères François Neuville Directeur de l’Association pour la diffusion de la pensée française L’existence brute et collective Les scènes de l’image Politiques de l’engage- ment Chronologie Bibliographie 58 61 16 30 39 Introduction 13 Sartre a été longtemps considéré comme le penseur et l’écrivain français le plus important du xxe siècle, et pour- tant sa réception a connu des fortunes contrariées. Rarement un auteur a incarné aussi puissamment une référence intel- lectuelle admirée autant que haïe, et le centième anniversaire de sa naissance ne peut faire oublier la coexistence d’une sar- trophilie et d’une sartrophobie récurrentes depuis la fi n de la seconde guerre mondiale. Dénoncé pour son anti-humanisme destructeur d’idoles puis pour son engagement intellectuel radical, honni par les Églises et les partis, qui le voyaient se mêler de tout, rejeté par les corporations, qui ne supportaient pas le nomadisme de cet écrivain polymorphe, Sartre est à la fois partout et nulle part, sans cesse aux points de passage de la modernité politique et esthétique. Passeur, accompagna- teur, créateur, mais ne restant jamais sur des positions éta- blies, il dérogea aux attentes et aux honneurs, insatiable traître par morale et par liberté. Dès 1945, il devient la fi gure dominante du champ intellectuel : il lance sa revue Les Temps modernes, poursuit son œuvre théâtrale et romanesque, intervient à la radio, participe à des rassemblements politiques, écrit sur les écrivains et les artistes contemporains… Au-delà du cliché de la vie littéraire à Saint-Germain-des-Prés, Sartre accède à une notoriété inter- nationale en devenant un intellectuel total. Le solitaire désa- busé de l’avant-guerre qui observait les défi lés du Front popu- laire depuis son balcon, enfermé dans ses dissertations et ses fantasmagories littéraires, est désormais sur tous les fronts, culturels, sociaux et politiques, pendant trente-cinq ans. Des militaires demandent sa mort et plastiquent son appar- tement, on lui décerne un prix Nobel qu’il refuse, de Gaulle n’ose pas le mettre en prison, les révolutionnaires du monde entier réclament sa voix. Et lors de ses funérailles, en 1980, des 14 dizaines de milliers de personnes viennent rendre hommage à tous les espoirs qu’il a su porter. Cependant ce succès ne va pas sans replis : dans les années 1960 surgissent des ruptu- res théoriques et esthétiques – le nouveau théâtre, le nouveau roman, le structuralisme – qui relèguent Sartre au passé. Cela n’empêche pas le théoricien et l’écrivain de poursuivre de pro- digieux chantiers philosophiques et d’écrire encore des mil- liers de pages, et cela ne le dissuade pas de s’engager toujours plus avant dans les confl its du monde et de suivre la chute des dictatures et des totalitarismes. Mais la fi n du communisme d’État entraîne une période de purgatoire pour Sartre après sa mort, au profi t de penseurs qu’il avait éclipsés : la vigilance de Camus et le réalisme d’Aron sont alors valorisés à l’encontre de l’idéalisme révolutionnaire d’un Sartre oublieux des droits de l’homme. Il fallait déboulonner la statue d’un intellectuel aussi charismatique, même s’il a toujours eu la phobie d’être statufi é. Aujourd’hui, ces revanches ont laissé place à l’étude d’un écrivain immense et singulier, dont l’infl uence n’a jamais cessé tant les penseurs qui lui ont succédé se sont déterminés par rapport à lui. Sans doute n’est-il pas possible de rendre compte globalement de la production d’un tel polygraphe, ni de la distinguer de l’entreprise d’une vie. Les œuvres de Sartre ne se réduisent pas à des intentions théoriques, car chacune constitue un projet en soi, et toutes s’inscrivent dans une révo- lution permanente des pouvoirs du langage. Cette œuvre se dissémine en philosophie, jour- nalisme politique, critique d’art, anthropologie historique, romans, nouvelles, autobiographie, correspondance, théâtre, scénarios de fi lm. Une telle disparité défi e les classifi cations par genre, et l’entreprise sartrienne témoigne moins d’un éclectisme raisonné que d’un style de vie et d’une formidable ambition. Écrire sa vie, selon Sartre, cela signifi e non parler de 15 soi mais faire du langage la matière et le vecteur d’une expé- rience vitale qui ouvre à la violence et à l’énergie du monde. Après avoir vécu la confusion enfantine des mots et des cho- ses, il a inlassablement et frénétiquement travaillé le langage pour y découvrir la vérité de la conscience et les ressorts de l’action. Sartre ne s’est jamais laissé abuser par le sublime de l’art et de la pensée, qu’il a étudié chez d’autres grands auteurs pour mieux le conjurer, et il a constamment remis en jeu ses acquis intellectuels. Le mot d’engagement, attaché à sa con- ception de l’écriture, désigne d’abord cet absolu de la recher- che, cette mise en danger de soi dans une épreuve de commu- nication avec les autres et l’étrangeté du monde. ¶ Répondant à ses détracteurs, Sartre a lui-même rendu raison des révolu- tions intimes et collectives qui ont mobilisé sa pensée et son écriture. La littérature et la philosophie y trouvent de solides articulations, l’évolution philosophique s’y soutient d’ap- ports cohérents, de la phénoménologie au marxisme. Toute- fois, sous cette unifi cation rétrospective court l’illusion d’un projet intentionnel et continu qui masque les voies de tra- verse, les perspectives aléatoires et les déplacements imprévus. L’œuvre de Sartre présente moins un continent qu’un archipel dont les voies de passage sont multiples, instables et inventi- ves. Elle suppose des circulations inattendues entre un ima- ginaire d’hallucinations, une volonté théorique acharnée, un souci du spectaculaire, une ambition de dire tout d’un homme, un goût de la déambulation amoureuse, une violence comba- tive et meurtrière. Sartre est le nom d’un philosophe qui n’a cessé de repenser la conscience, la liberté et l’histoire, le nom d’un homme de théâtre qui a voulu créer des mythes moder- nes, le nom d’un intellectuel, ange gardien des damnés de la terre, le nom d’un écrivain qui ne s’est jamais résolu aux béné- fi ces immémoriaux de l’écriture. Un nom surchargé de noms, 16 excessif au sens où il excède toutes les dénominations. Dans le cadre restreint de cette présentation, j’essaierai de diffrac- ter quelques-unes de ces appellations, à commencer par celle d’existentialiste. Non seulement Sartre n’a pas inventé l’existentia- lisme, déjà présent au xixe siècle avec Kierkegaard, mais il a toujours employé ce terme à contrecœur, le concédant aux classifi cations scolaires et médiati- ques. Cependant, le mot d’existence prend chez lui une valeur centrale dans un projet philosophique nouveau qui entend repenser la réalité humaine à partir de la conscience du monde. L’originalité de Sartre tient à cette focalisation sur une existence brute qui n’est relevée par rien d’autre qu’elle-même : nulle nature humaine, nulle transcendance divine ne lui four- nissent une signifi cation a priori, elle se donne comme telle, éprouvée par les hommes, sans justifi cation. Cette découverte suppose un désenchantement fondateur, la perte des illusions qui offraient un discours sur le monde et ses légitimités rassu- rantes. L’existence apparaît dans le fait d’être là, sans fi nalité, pour rien. Sartre construit à la fois sa philosophie et son écri- ture littéraire sur cette révélation lente et inéluctable qui sape durablement l’ordonnancement des êtres et des choses. Mais avant de théoriser cette solitude sans appel de l’homme, qui sera déclinée largement par ce qu’on a appelé les philosophies de l’absurde dans la constellation existentialiste des années 1940, il la développe par récits et descriptions. ¶ Le souci d’al- ler vers le réel, que Sartre partageait avec plusieurs camarades philosophes rebelles à l’enseignement de la métaphysique, s’est d’abord manifesté par une écriture littéraire qui s’inscri- L’existence brute et collective 17 vait aussi dans une psyché d’époque. Le désastre humain de la première guerre mondiale avait ruiné l’héroïsme romanesque du xixe siècle et ses personnages ambitieux qui guerroyaient contre leur temps : la confrontation de l’idéal et du réel a laissé place au constat d’une humanité périssable. Si les aventures chevaleresques de Pardaillan, personnage des romans faci- les de Zévaco, ont uploads/s1/ jean-paul-sartre 3 .pdf