Sociologie du travail Administration et bureaucratie : Le problème des moyens o

Sociologie du travail Administration et bureaucratie : Le problème des moyens organisationnels du développement Michel Crozier Résumé Les dysfonctions bureaucratiques menacent sans doute les pays en voie de développement plus que les pays industrialisés. Les théories modernes de l'organisation pourraient apporter une contribution à la solution des problèmes que rencontre le développement administratif. Citer ce document / Cite this document : Crozier Michel. Administration et bureaucratie : Le problème des moyens organisationnels du développement . In: Sociologie du travail, 4ᵉ année n°4, Octobre-décembre 1962. pp. 367-378; doi : https://doi.org/10.3406/sotra.1962.1117 https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1962_num_4_4_1117 Fichier pdf généré le 07/04/2018 Michel Crozier Administration et bureaucratie Le problème des moyens organisationnels du développement 1 Les dysfonctions bureaucratiques menacent sans doute les pays en voie de développement plus que les pays industrialisés. Les théories modernes de V organisation pourraient apporter une contribution à la solution des problèmes que rencontre le développement administratif. I La précision, la rigueur et l'efficacité des administrations publiques et privées, la possibilité de coordonner des activités modernes complexes sans corruption, sans oppression et sans désordre, en un mot si l'on veut la capacité administrative ou organisationnelle d'une société donnée cons¬ titue un des facteurs déterminants de son développement. Cette capacité administrative, certes, n'est elle-même qu'un résultat ; elle nous renvoie à de nombreux autres problèmes culturels, économiques et politiques qui doivent être étudiés dans une optique plus large. Mais elle pose aussi des problèmes spécifiques dont on ne mesure pas toujours l'importance autant qu'il le faudrait 2. La croissance des « bureaucraties » et l'hostilité qui leur est généralement manifestée par la grande masse de la population peuvent être considérées en effet comme des phénomènes autonomes, ayant leur propre problématique, et dont l'analyse empi¬ rique et théorique devrait permettre de découvrir de nouveaux aspects 1. Communication présentée au Congrès mondial de sociologie de Washington (septembre 1962). 2. Fred. W. Riggs, « Public administration : a neglected factor in economic deve¬ lopment », Annals of the American academy of political and social science, may 1956. 367 Michel Crozier dans la sociologie du développement et conduire éventuellement à l'éla¬ boration de méthodes nouvelles d'action. Dans les pays en voie de développement, le problème se pose surtout dans les administrations publiques, et il y revêt une acuité toute parti¬ culière. Divers facteurs, aussi bien politiques et sociaux que techniques, en sont responsables. Le premier de ces facteurs est d'ordre historique et contingent. Il tient au passé colonial de la plupart de ces pays et à la façon dont ils ont réussi à acquérir leur indépendance. La lutte contre la puissance coloniale, en effet, a mobilisé tous les efforts et toutes les possibilités d'innovation de la société. C'est dans l'ordre politique et à travers des moyens politiques et administratifs que le succès est venu. C'est l'Etat nouveau qui les symbolise, et c'est lui qui attire tous les talents, tous les espoirs et toutes les ambitions. Si les élites modernes ne pensent à s'exprimer qu'à travers le service de l'État, c'est dans l'Administration et dans l'Administration seule que l'on trouvera les forces de rénovation et de transformation qui vont essayer de mettre en marche le processus de développement. A cette prééminence de l'Etat et de son administration s'ajoutent généralement deux faits ; d'une part le discrédit des entreprises capitalistes très souvent entre les mains de capitalistes étrangers ou allogènes et, d'autre part, la tendance naturelle de l'équipe au pouvoir à asseoir son pouvoir et à étendre son influence, en distribuant des emplois de fonction¬ naires et de parafonctionnaires à une clientèle de plus en plus nombreuse 1. La lutte contre le capitalisme étranger ou trop étroitement associé avec l'étranger est une séquelle directe et inéluctable du processus d'in¬ dépendance et du climat dans lequel ce processus s'est généralement déroulé. Mais si les mêmes armes sont employées, le terrain du combat est différent et, cette fois, ce ne sont plus les partis politiques et l'action de masse qui en sortent renforcés, mais seulement les bureaucraties d'Etat, seules capables de faire fonctionner les organisations arrachées au capital étranger. L'importance des enjeux ne fait que renforcer la fascination que l'Etat exerce sur les élites et les détourner des innovations écono¬ miques, techniques et scientifiques qui constituent l'infrastructure néces¬ saire du développement des pays industrialisés 2. L'accroissement des clientèles des équipes au pouvoir répond à un besoin tout aussi pressant dans des sociétés en transition qui cherchent désespérément à parvenir à la stabilité. La multiplication des postes admi¬ nistratifs constitue en effet le seul moyen de récompenser les bonnes volontés et de s'assurer des fidélités. 1. Joseph Ben David, « La nouvelle classe dans les pays sous-développés », Esprit, février 1958, pp. 201-212. 2. Nous voulons dire par là, non pas que les élites se détournent des techniques modernes, mais qu'elles les voient comme des modèles à imiter ou des recettes à appli¬ quer et qu'elles négligent les recherches et les innovations qui, seules, pourraient leur permettre un développement indépendant et harmonieux. 368 Administration et bureaucratie L'hypertrophie du tertiaire et de l'administratif qui résulte de ces pressions conjuguées est rendue d'autant plus irrésistible que tous ces pays en voie de développement ont devant eux l'exemple de pays indus¬ trialisés qui leur offrent l'image d'activités administratives nombreuses et prestigieuses. Dans le monde actuel, le standing d'une nation se mesure tout d'abord à sa façade étatique, et les gouvernants comme les élites sont incapables de résister au désir de paraître qui les entraîne dans la con¬ currence. L'accélération de l'évolution semble finalement proposer aux pays en voie de développement des modèles disproportionnés avec leurs propres ressources. Mais ces exemples et les facteurs historiques contingents qui les ont provoqués n'auraient pas une telle influence, si n'existaient en même temps des données techniques impératives. Les objectifs ambitieux que se proposent toutes les sociétés en voie de développement exigent une plani¬ fication stricte et l'intervention de l'Etat. La pénurie des ressources est telle que seul l'ensemble étatique semble pouvoir mobiliser les concours extérieurs et intérieurs, matériels et psychologiques, indispensables. Le problème qui se pose alors, c'est le problème de l'action d'une mino¬ rité évoluée, gagnée aux perspectives de l'industrialisation, sur des masses inéduquées et conservatrices, influencées certes par les idées nationalistes, mais disposées naturellement à résister à tout changement. Comment la minorité peut-elle exercer son influence ? Etant donné son idéologie, les conditions de sa lutte contre la puissance coloniale et ce modèle idéalisé de société moderne tiré des exemples occidentaux ou soviétiques qu'elle veut passionnément imposer, c'est seulement dans la perspective de l'action planificatrice et étatique contraignante qu'elle croit pouvoir travailler. Mais cette orientation est pour elle dangereuse dans la mesure où elle a tendance à ne considérer que les buts à atteindre, sans vouloir tenir compte des moyens et sans s'apercevoir que son ignorance de ces mêmes moyens limite beaucoup plus sûrement ses possibilités de réalisation que ses éventuelles faiblesses politiques. Elle aura tendance en effet à utiliser les formes d'organisation les plus simples et les plus brutales, celles qui auront le plus immédiatement prise sur les masses. Mais ces formes d'organisation vont perpétuer la distance sociale et les habitudes de soumission, et vont rendre d'autant plus difficile aux nouveaux dirigeants d'exercer une action en profondeur. Ils y répondront en développant toujours davantage le pouvoir bureaucratique. Mais il s'agit là d'un cercle vicieux. On ne voit pas d'autre moyen d'introduire les formes d'organisation moderne qu'en utilisant la contrainte, et cette contrainte suscite l'hostilité et freine le progrès. La bureaucratie est à la fois indispensable et l'obstacle le plus grand à surmonter. Elle se comporte en tout cas de plus en plus comme un phénomène autonome, qui impose aux événements un cours particulier. 369 Michel Crozier II C'est dans cette perspective que la réflexion du sociologue sur les caractères particuliers de la bureaucratie comme système d'organisation, peut apporter une contribution intéressante pour la solution des problèmes des pays en voie de développement. Avant d'en faire état cependant, une première équivoque doit être dissipée. C'est celle qui tient à la constante confusion opérée entre, (l'une part, la tendance générale à la « bureaucratisation » soulignée par Weber et, d'autre part, la bureaucratie au sens populaire et péjoratif du terme, qui évoque la lourdeur, la routine, l'inefficacité et le manque de démocratie d'un « appareil bureaucratique » et qui correspond aux études de dys- fonctions effectuées par les sociologues. Max Weber lui-même déjà, dans cer¬ tains passages et, plus tard, dans l'essentiel de leurs œuvres, des penseurs révolutionnaires comme Rosa Luxemburg, Bruno Rizzi, Simone Weill 2, des franc-tireurs comme Burnham 3 et des conservateurs comme William H. Whyte Jr. 4 ont confondu croissance des organisations et croissance des dysfonctions bureaucratiques, c'est-à-dire croissance de l'oppression. Cette thèse qui rencontre encore de nombreuses adhésions ne laisse guère d'espoir, sauf dans les utopies révolutionnaires millénaristes ou dans un impossible retour en arrière. Elle est particulièrement décourageante pour les pays en voie de développement, auxquels elle ne propose d'autre solution que l'oppression bureaucratique. Les études scientifiques de dysfonctions, malheureusement encore trop peu nombreuses, ont montré cependant qu'il n'y a pas de relation uploads/s1/bureaucratie.pdf

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  • Publié le Aoû 27, 2021
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