LA MUSIQUE EXPÉRIMENTALE SELON PIERRE SCHAEFFER. L’EXPÉRIENCE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

LA MUSIQUE EXPÉRIMENTALE SELON PIERRE SCHAEFFER. L’EXPÉRIENCE PHÉNOMÉNOLOGIQUE À L’ÉPREUVE DU LABORATOIRE Pauline Nadrigny Résumé : Si Pierre Schaeffer est souvent présenté comme l'un des pères de la musique expérimentale électroacoustique, la définition qu'il propose de cette expression tend à l'isoler. La musique expérimentale – autre nom de la musique concrète, expression que Schaeffer finit par délaisser – part de sons complexes et synthétiques, qu'elle se charge d'abord d'écouter et de penser. La musique expérimentale n'est ici créatrice d'objet que dans la mesure où elle cherche à les entendre autrement et, par conséquent, à les décrire autrement : elle engage une nouvelle conception du phénomène sonore. L'expérimentation schaefferienne, avant d'être une fabrique laborantine de sons inouïs, opère un retour phénoménologique à l'expérience sonore concrète. En définissant ce que Schaeffer entend sous l'expression « musique expérimentale », depuis les premières expériences du Studio d'essai, les débats avec ses contemporains dans les années 50, jusqu'à la rédaction de son Traité des objets musicaux, nous tâcherons de souligner ce rapport original entre le retour phénoménologique au son même et une pratique musicale en studio qui cherche à fonder un nouveau solfège. Il s'agira de voir comment la musique expérimentale, dans son acception schaefferienne, se joue dans une ambiguïté – certainement irrésolue – entre expérience phénoménologique de l'écoute et expérimentation (comme méthode scientifique) d'un musicien devenu « luthier des sons ». Mots-clés : électroacoustique | musique concrète | objet sonore | solfège | Pierre Schaeffer Biographie : Pauline Nadrigny est agrégée de philosophie et doctorante chargée d'enseignement à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où elle travaille au sein de l'équipe Philosophies contemporaines (Centre d'Esthétique et de Philosophie de l'Art). Ses recherches portent sur les musiques contemporaines, en particulier l'électroacoustique, et sur le rapport des théories musicales à la philosophie de la perception. En contrepoint de ces recherches, elle est également musicienne : elle a signé un album sur le label indépendant Tsukuboshi et se produit régulièrement en concert. 1 … ce petit corps calcaire creux et spiral appelle autour de soi quantité de pensées, dont aucune ne s'achève. (Valéry, 1957 : 907) Les appareils ne nous servent qu'à entendre (Schaeffer, 1971 : 59) De la coquille à l'oreille, également creuse et spirale, il n'y a qu'une analogie fort aisée, que Pierre Schaeffer, dans les pas de Paul Valéry, n'hésite pas à faire, « de l'endroit à l'envers ». (Schaeffer, 1944 : 91) Mais si l'une des premières émissions d'expérimentation radiophonique du père de la futur musique concrète s'intitule « La coquille à planètes », c'est que cette analogie passe par un moyen terme : la forme du pavillon du haut parleur qui, tout comme le coquillage ramassé à marée basse, délivre aux auditeurs de la RTF des sons nouveaux. Schaeffer rappelle que l'image de la radio-coquillage orne alors les affiches dans le métro et que les sons qu'elle « mugit » n'ont rien de commun avec la « discrétion de l'océan ». L'un des enjeux de ces premières émissions sera dès lors de rappeler le pavillon et la radiophonie à leur envers intime : « C'est l'oreille, à présent, que risque de masquer la coquille. C'est l'auditeur, ce méconnu, que délibérément nous négligeons. » (Schaeffer, 1944 : 93) Cette émission est donc l'occasion d'explorer, en bousculant la familiarité de sa présence dans les foyers, ce que la radiodiffusion nous apprend du phénomène sonore et de l'écoute. Cette séduisante « parabole » de la coquille suffit à anticiper le problème de la musique expérimentale telle que l'entendra Pierre Schaeffer, environ une décennie plus tard. Valéry, inspectant son coquillage, se rendait attentif à ce qu'il avait de proprement « inouï ». De même, l'essor de l'électroacoustique comme de l'électronique place de nombreux chercheurs et musiciens dans un état d'émerveillement. Les musiques expérimentales de l'après-guerre se constituent en partie sur une foi fascinée dans le couplage des progrès technique et esthétique. Pourtant, Schaeffer prend vite conscience du caractère naïf de cette conception de l'expérimentation dont le piège serait, paradoxalement, une forme de scientisme (un fétichisme de son objet acoustique). 1. Définir la musique expérimentale Commençons par l'étude d'une publication très révélatrice : le volume de la Revue Musicale intitulé « Vers une musique expérimentale ». Édité en 1957 sous la direction de Pierre Schaeffer, il s'agit des actes de la première décade internationale organisée en 1953 par le groupe de recherches de musique concrète. Bien que le titre de la décade renvoie à un courant précis, d'autres sensibilités musicales s'expriment à l'occasion de ces conférences : Herbert Eimer du laboratoire de Cologne ou Vladimir Ussachevsky au sujet de la tape music américaine. Cette diversité des approches sous- entend que l'on comprend sous le nom de « musique expérimentale » un certain nombre de démarches pourtant distinctes dont Schaeffer doit donc proposer – c'est là son rôle de directeur scientifique de l'événement – une liste de caractéristiques partagées (Schaeffer, 1957 : 27)1 : 1. Remise en cause de la notion d'instrument 2. Insuffisance de la notion de note 3. Modification du rapport entre « composition et exécution », « entre auteurs et instrumentistes » 4. Modification du « contact avec le public ». Ces quatre points permettent de proposer une définition des musiques expérimentales suffisamment englobante pour traiter dans la même conférence de ses propres travaux, de Varèse, de Stockhausen, 1 Cette conférence a été rééditée (cf. Schaeffer, 2002 : 173). 2 de Cage. Il est intéressant de comparer ce « cahier des charges » à la liste qu'établit André Abraham Moles quelques années plus tard (Moles, 1960 : 19), en commentant l'apparition de ces musiques dites « expérimentales ». Il y ajoute trois points, dans la continuité de la liste précédente : - « la musique est faite désormais pour être entendue, non pour être exécutée » ; - « le disque apporte le concept d'une “substantialité” du son » ; - « le pouvoir créateur qu'offre la machine se combine avec la tendance à en jouer, et à explorer cette potentialité ». La manipulation du son fixé ouvre ainsi sur des procédés multiples, qui invitent les compositeurs à entretenir un nouveau rapport au matériau sonore. Cependant, derrière l'entente de la décade perce déjà quelques dissensions : le débat final, sous la direction de Boris de Schloezer témoigne ainsi d'un désaccord révélateur qui oppose Boulez et Schaeffer sur le sujet des œuvres. Là où Boulez ne conçoit pas de penser l'expérimentation musicale coupée de la perspective créatrice et des œuvres au sein desquelles les catégories nouvelles prendraient sens, Schaeffer modère l'enthousiasme de ses interlocuteurs et les rappelle à plus de patience. Face aux compositeurs pressés de créer, Schaeffer oppose « ceux qui, considèr[e]nt que les objets sonores sont loin d'être dénombrés, classés, trouvés dans des séances de studio qui peuvent être heureuses ou malheureuses ». (1957 : 128) Suivant cette perspective, c'est donc à une « longue période de recherches théoriques » (ibid.) qu'invite le directeur du groupe de musique concrète, qui qualifiera les autres compositeurs présents comme des « frères ennemis » (Schaeffer, 1973 : 26). Là réside le cœur de la rupture entre une première définition de la musique expérimentale par Schaeffer – celle, englobante, de la première décade et qui comprend une multitude de pratiques musicales de l'après-guerre – et une conception plus personnelle. Loin de se reconnaître dans les gestes de ses contemporains, la musique expérimentale selon Schaeffer se pensera d'abord comme une « recherche musicale fondamentale » (1966 : 26), chargée d'étudier les objets sonores que la manipulation du son fixé lui a fait découvrir, étude impliquant un véritable « réapprentissage de l'entendre ». C'est cette deuxième définition que Schaeffer développe dans la « Lettre à Albert Richard » (1957 : IV)2, prologue de l'édition de la Revue Musicale publiée quatre années après cette rencontre. Car dans les quatre ans d'intervalles qui séparent la première décade de la parution de la revue, Schaeffer développe un point de vue critique et solitaire : « Loin d'affirmer une foi aveugle dans les machines nouvelles – électroniques, concrètes ou à calcul – je demandais qu'on considère du même coup la musique traditionnelle, ses instruments, ses symboles, son langage. » (ibid.) Derrière cet intérêt pour le passé – thème fort courant chez Schaeffer – se profile le même souci de l'auditeur, la prise en compte de ses attitudes perceptives, de son rapport particulier et intentionnel à la sonorité. Face aux manifestations de la puissance électroacoustique, aux conditions matérielles dans lesquelles se construit l'expérimentation musicale de l'après-guerre, Schaeffer appelle d'abord à « une approche honnête du phénomène de l'audition », par « une expérimentation sur divers publics ». N'hésitant pas à qualifier d' « éthique de l'auditeur » une telle démarche, il ordonne donc la musique expérimentale à l'expérimentation sur l'écoute. Tout comme Lévi-Strauss critiquait les « voyages et les explorateurs » (Lévi-Strauss, 1955 : 3), Schaeffer exprime un certain pessimisme à l'égard du piège des procédés électroacoustiques. Ce pessimisme est sensible dès les premiers concerts de musique concrète : « Faut-il […] nous glorifier de nos pouvoirs, uploads/s3/ 02-nadrigny-fr-1101.pdf

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