La frontière des « écrits bruts » : pour une dé-‐limitation du chant de la fol
La frontière des « écrits bruts » : pour une dé-‐limitation du chant de la folie Pauline Goutain Université Carleton Le terme « écrits bruts » est apparu dans la continuité du concept d’« art brut ». Ce terme, dû en 1945 au peintre français Jean Dubuffet, visait à remettre en question la définition traditionnelle de l’art. Tout comme l’« art brut » avait été conçu par Dubuffet en tant qu’art « anti-‐culturel »1, les « écrits bruts » ont été définis, une trentaine d’années plus tard, par opposition 1 Le texte de Dubuffet L’Art brut préféré aux arts culturels (1949) fait office de manifeste quant à la définition de l’« art brut » et positionne clairement ce concept contre celui de « culture ». www.revue-‐analyses.org, vol. 10, nº 2, printemps-‐été 2015 196 à la littérature traditionnelle. Dans l’ouvrage-‐manifeste Les Écrits bruts (Thévoz, 1979), marginalité et non-‐communication sont mises en avant ainsi que l’idée de non-‐érudition. La notion de folie joue également un rôle majeur dans la définition de cette catégorie. En effet, ces textes proviennent majoritairement d’hôpitaux psychiatriques et mettent en scène les délires, les utopies, les réclamations de personnes internées. Les enjeux de la « frontière » dans les « écrits bruts » sont multiples. Si le mot « frontière » désigne en premier lieu les limites d’un territoire géographique, il permet également de déterminer le champ d’application d’un concept et de le positionner par rapport à d’autres notions. La frontière peut être matérielle ou figurée, contribuer à l’organisation d’un espace concret ou à la structuration de l’espace mental. La notion de « frontière » peut aussi être conçue comme une ligne de séparation impliquant un rapport de force ou bien une interface permettant le dialogue et l’échange. Ces différents aspects de la frontière permettent d’aborder les « écrits bruts » sous différents angles : des limites conceptuelles de cette catégorie aux frontières concrètes de ce type d’écriture – à savoir son contexte de création – en passant par la frontière du support – cette ligne qui délimite un champ d’expression – et la question du signe – interface plus ou moins transparente où raison et folie se réconcilient. D’autre part, la question de la frontière au sein des « écrits bruts » amène à s’interroger plus largement sur le processus de reconnaissance et sur le rôle de l’écriture en soi, au-‐delà du champ strict de la littérature. Tout d’abord, dans le discours avant-‐gardiste associé aux « écrits bruts », la notion de frontière, par le biais des métaphores spatiales, semble prendre PAULINE GOUTAIN, « La frontière des “écrits bruts” » 197 une dimension stratégique. La limite dessinée entre « écrits bruts » et littérature tend à conférer une valeur subversive à ces textes et à en faire un outil critique allant à l’encontre de la norme et du monde de la culture. La frontière concrète des « écrits bruts » – les murs de l’asile – vient, de plus, remettre en question le contexte qui assure à l’écriture son statut de littérature. Enfin, la frontière du sens créée par une langue affolée nous invite à reconsidérer l’écriture non plus comme un simple véhicule de sens mais comme un acte poétique, inventif et existentiel. Ainsi, nous chercherons à explorer les différentes strates de la notion de frontière afin de mettre au jour les différentes perspectives que le concept d’« écrits bruts » ouvre sur l’écriture, la littérature, voire l’art. Les « écrits bruts » au sein de l’« art brut » : une question de catégories? Littérature et arts visuels : deux nations étrangères? Dans l’histoire de la pensée occidentale, le domaine de l’esprit a souvent eu la part belle sur celui de la main et du faire. Les arts libéraux – par opposition aux arts mécaniques – comptaient ainsi au Moyen Âge seulement les productions de la pensée, l’« ensemble des choses écrites » (Suberville, 1948, p. 9) auxquelles on reconnaissait une valeur esthétique et un contenu érudit. Ce n’est qu’à la Renaissance que peinture, dessin, sculpture et architecture intègrent cette catégorie. Les Beaux-‐ Arts sont ainsi devenus une catégorie relevant de l’esthétique au même titre que les Belles-‐Lettres. Toutefois, si ces deux www.revue-‐analyses.org, vol. 10, nº 2, printemps-‐été 2015 198 disciplines se sont vu attribuer le privilège de relever de l’intelligence humaine et du Beau, elles ont été séparées en deux univers différents – l’un qui a trait aux mots; l’autre, aux formes et couleurs. La création des Académies (XVIIe et XVIIIe siècles) a contribué à officialiser cette frontière. En France, notamment, la fondation de l’Académie française, chargée du domaine littéraire et de la langue française (1635), est allée de pair avec la création de l’Académie royale de peintures et de sculptures, chargée des Beaux-‐Arts (1648). Ces deux institutions se sont maintenues dans le temps et régissent toujours la distinction faite entre langages écrit et pictural. En dehors de cette limite institutionnelle, la ligne dissociant la production littéraire et les arts visuels renvoie également à une réalité conceptuelle : à une certaine représentation du monde dérivant directement de la hiérarchisation des sens et de l’opposition entre corps et esprit. Si la littérature a à voir avec le domaine des idées – le champ immatériel de la pensée –, les beaux-‐arts s’attachent pour leur part au monde des objets, à la réalité concrète. D’un côté, les inscriptions ne sont qu’un support matériel subalterne au développement de l’esprit; de l’autre, c’est la matière – pigments mélangés à l’huile, marbre, bois, etc. – qui priment sur les idées. Les formes et les couleurs en appellent au toucher et à la vue bien moins qu’à l’intellect alors que l’écriture, elle, requiert un effort d’intellectualisation se passant de toute sensorialité. Cette vision – idéal séparant la littérature et les arts plastiques en deux nations étrangères – a longtemps perduré jusqu’à ce que les recherches modernistes des XIXe et XXe siècles viennent questionner l’arbitraire de cette frontière. PAULINE GOUTAIN, « La frontière des “écrits bruts” » 199 Toutefois, malgré les recherches formelles des écrivains et les expériences poétiques des peintres, ceux-‐ci restent tributaires des systèmes établis de diffusion. Ainsi, si littérature et art – en tant que formes d’expression spécifiques – ont ouvert leur frontière l’une à l’autre, elles ne se sont jamais constituées en une nation unie. Le livre reste le voisin du tableau et de la sculpture, mais n’intègre jamais leur domaine en raison du lieu auquel il est attaché, les étagères des librairies ou des bibliothèques. De même, l’œuvre d’art ne peut se transposer dans un livre sans perdre ses caractéristiques d’œuvre d’art. Le musée, la galerie ou encore l’intérieur privé du collectionneur sont ses espaces de prédilection. Les deux régions du « brut » : les écrits et l’art Même si Jean Dubuffet a montré un intérêt pour les productions écrites dès ses premières prospections2 – des textes issus d’hôpitaux psychiatriques sont en effet rassemblés dès les années 1940 –, ce n’est véritablement qu’à partir des années 1960 qu’« un art brut dans l’écrire » (Thévoz, 1978, p. 12) est mis en lumière. À ce moment, la Compagnie de l’art brut, qui avait été dissoute en 1951, est reconstituée. Parmi les nouveaux objectifs de l’association, une place toute particulière est accordée aux formes écrites. Dans la « Notice » sur la nouvelle 2 À la suite de la dénomination de l’« art brut » en 1945, Dubuffet commence des prospections dans les hôpitaux psychiatriques et les campagnes (essentiellement en France et en Suisse). En 1948, il fonde la Compagnie de l’art brut afin de rationaliser ces collectes et d’éviter les dérives marchandes des œuvres rassemblées. Des expositions sont organisées dans les sous-‐sols de la Galerie Drouin à Paris, le Foyer de l’art brut. www.revue-‐analyses.org, vol. 10, nº 2, printemps-‐été 2015 200 Compagnie, Dubuffet, faisant état des collections, précise notamment ceci : Outre les œuvres à caractère proprement artistique, nos collections comprennent aussi quelques manuscrits ou écrits divers qui nous paraissent avec les normes de la littérature usuelle dans le même rapport que les ouvrages d’art brut avec ceux des arts culturels. (1967, p. 172) Concernant les publications3 projetées par l’association, Dubuffet souligne, de plus, que le déchiffrement et la transcription de certains de ces textes sont prévus. Les fascicules à paraître intégreront ainsi non seulement « des reproductions d’œuvres les plus marquantes » de la collection mais aussi « des écrits [...] qui procèdent d’une position inventive analogue à celle de l’art brut » (p. 172). Ainsi, par ces nouveaux objectifs, Jean Dubuffet intègre l’univers littéraire à sa pensée anti-‐culturelle et établit l’écriture aux côtés de la création plastique au sein du monde du « Brut ». Toutefois, malgré son intention première – remettre en question ce qui structurait la culture occidentale, à savoir ses catégories artistiques, ses institutions et son goût, par le biais d’une nouvelle conception de l’art –, la manière de considérer les écrits au sein de l’« art brut » ne fait que réitérer une structure qu’il voulait déconstruire. En effet, la reconnaissance des uploads/s3/ la-frontiere-des-ecrits-bruts.pdf
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- Publié le Oct 08, 2022
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