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Belphégor http://etc.dal.ca/belphegor/vol4_no1/articles/04_01_Baeten_autobd_fr_cont.html[11/28/2013 8:05:58 AM] Jan Baetens Autobiographies et bandes dessinées Il est incontestable que la bande dessinée française connaît depuis quelque dix ans une "mode" autobiographique1. Même si le phénomène est loin d'atteindre en France l'ampleur qui est la sienne dans le graphic novel à l'américaine, cette vague touche suffisamment d'auteurs, d'ouvrages, de collections, voire de maisons d'éditions, pour qu'il soit possible de la considérer comme une tendance lourde de la bande dessinée contemporaine. En soi, il pourrait suffire de constater la chose: après avoir expédié ses héros sur Mars ou après avoir usé jusqu'à la corde les poncifs du roman d'aventures pour la jeunesse, la bande dessinée se plaît aujourd'hui à mettre en scène la vie de ceux et, plus rarement, hélas, de celles qui la font. Cette évolution n'est guère surprenante. Le devenir autobiographique de la bande dessinée reflète une tendance plus générale à la praole autobiographique, qui semble typique de notre culture postmoderne et de l'art contemporain en général. En effet, l'une et l'autre se font de plus en plus autobiographiques, accordant une place de tout premier rang à la « position », physique aussi bien qu'idéologique, de ceux qui parlent2. Au moment même où, à l'instar des grands récits, le sujet traditionnel est rejeté, le petit récit du sujet autobiographique devient omniprésent... L'autobiographie en bande dessinée ne se produit donc pas dans un vide (et surtout pas dans un vide idéologique). Elle se situe dans une époque hantée par le culte de l'authenticité ou, plus exactement (et la nuance est capitale), de refus de l'inauthenticité.3 En guise d'introduction aux diverses questions que me paraît soulever l'essor de l'autobiographie en bande dessinée, il peut être utile de rassembler de manière très concise les grands stéréotypes qui gravitent actuellement autour de ce phénomène. Sans prétendre à l'exhaustivité, on pourrait rehausser les cinq éléments que voici : 1. l'émergence d'une veine autobiographique en bande dessinée est le symptôme, si ce n'est la preuve d'un devenir adulte du genre ; cette preuve est d'autant plus concluante que, on l'a signalé, elle rejoint la fascination de l'art contemporain en général pour tout ce qui touche au corps de l'artiste et du public ; 2. une bande dessinée autobiographique est une bande dessinée « littéraire » ou encore une bande dessinée « d'auteur » (l'auteur étant défini par sa capacité à développer une « écriture », par analogie avec ce qu'on a vu se passer au cinéma dans les années 50 ; en bande dessinée, on nomme un tel artiste, qui combine les fonctions de scénariste et de dessinateur, « auteur complet »4) ; longtemps le caractère mixte de la bande dessinée industrielle, où un scénariste et un dessinateur devaient collaborer tant bien que mal, avait empêché l'introduction d'un tel auteur complet : la veine autobiographique est, de ce point de vue, une cause autant qu'une conséquence de l'aspiration de la bande dessinée moderne Belphégor http://etc.dal.ca/belphegor/vol4_no1/articles/04_01_Baeten_autobd_fr_cont.html[11/28/2013 8:05:58 AM] à vouloir se doter d'auteurs complets ; 3. la parole autobiographie est gage d'authenticité, c'est-à-dire de refus de la facticité et, plus généralement encore, de la fiction (dont on sait qu'elle prenait dans la bande dessinée traditionnelle des allures rapidement fort exotiques) ; ici encore, la bande dessinée autobiographique s'avère pleinement de son temps ; 4. une bande dessinée autobiographique est jugée mauvaise si elle ne sert qu'à relayer le narcissisme de son créateur posé comme héros, et excellente quand elle raconte la vie d'un antihéros, d'un « loser » (notre culture postmoderne est aussi une culture de la victimisation, et nous sommes devenus allergiques à l'étoffe des héros d'antan et surtout de leur gloire) ; heureusement les autobiographies en bande dessinée relèvent presque sans exception de la deuxième catégorie, si bien que la valorisation de la tendance autobiographique s'effectue pour ainsi dire de manière automatique ; 5. enfin, un petit plus est accordé aux autobiographies qui trichent un peu et qui parviennent à y glisser malgré tout de petites ou grandes doses de fictionnalité (l'autofiction s'est imposée, pour des raisons qu'il n'y a pas lieu de juger ici, comme une image de marque, c'est-à-dire, en l'occurrence, comme une image littéraire). Tout ceci, pour peu qu'on y réfléchisse, ne manque pas de laisser songeur. Dans cet aperçu donné, les contradictions ne sont en effet pas rares. Que penser par exemple de l'idée, très largement répandue, que l'autobiographie permettrait à la bande dessinée de se faire plus littéraire, là où la théorie littéraire tend de plus en plus à voir dans l'autobiographie commune, c'est-à-dire faite par les « gens de peu », une stratégie pour lutter contres les aprioris mêmes de la littérature5 ? Et que penser aussi de la conjonction pour le moins étonnante entre la valorisation de l'autofiction et la dévalorisation corollaire de la fiction ou entre l'exigence d'authenticité et l'acceptation de toutes sortes de subterfuges esthétiques ? On le comprend assez : ces contradictions font symptôme, en l'occurrence d'un mélange un peu malsain entre le descriptif et l'évaluatif. Pour cette raison, le point de vue sur l'autobiographie en bande dessinée que je voudrais développer ici ne souhaite pas trop creuser la question de de l'intérêt ou de la valeur intrinsèques de cette nouvelle tendance. Je crois en effet que la valorisation du phénomène tient beaucoup à sa seule nouveauté. Notre culture, avec sa « superstition du neuf » (Borges), nous pousse à mettre en avant le neuf pour le neuf, malgré toutes les impasses théoriques que cela engendre. Comme, de plus, l'émergence de la bande dessinée autobiographique a coïncidé avec un moment où s'essoufflait la bande dessinée des années 70 et 80, laquelle avait vieilli avec ceux qui le font comme avec ceux qui la lisent6, il est tout à fait normal de voir dans l'autobiographie une rupture salutaire avec une bande dessinée devenue complaisamment nostalgique et doucement coupée du monde réel. Aujourd'hui, toutefois, l'agréable effet de surprise dissipé, il est temps de soulever de tout autres problèmes. Dans ce qui suit, j'en aborderai trois : d'abord la question du narrateur (qui pousse à repenser l'autobiographie à la lumière de la bande dessinée), ensuite la question de la spécificité du média (qui conduit à se poser de nouvelles questions sur la bande Belphégor http://etc.dal.ca/belphegor/vol4_no1/articles/04_01_Baeten_autobd_fr_cont.html[11/28/2013 8:05:58 AM] dessinée vue à la lumière des pratiques autobiographiques), enfin la question de l'existence d'autobiographes sans autobiographie. De la bande dessinée à l'autobiographie... A un niveau de très grande généralité, on peut se demander par exemple si l'autobiographie en bande dessinée aide à repenser la question de l'autobiographie elle-même. Un rapide survol des récents travaux théoriques en ce domaine dégage vite deux points essentiels, qui touchent non seulement à la définition, mais aussi et surtout aux enjeux de l'autobiographie. Le premier point est celui de la structure narratologique du genre. Est autobiographique, toute oeuvre où se superposent les trois instances de l'auteur, du narrateur et du personnage. Le second point est celui du contrat de lecture offert par l'autobiographe, lequel s'engage à ne pas tricher, par exemple en faisant parler quelqu'un d'autre à sa place ou en préférant les mirages de la littérature aux rigueurs de la vérité. L'un et l'autre de ces points, qui constituent ensemble le socle des études modernes de l'autobiographie, ont certes été beaucoup assouplis et nuancés, mais leur validité globale reste incontestée. L'autofiction par exemple, qui se dérobe gentiment aux exigences du pacte autobiographique traditionnel tout comme elle enfreint parfois la règle de l'identité sans faille des trois instances autobiographiques, ne le fait pas sur le mode négatif : c'est au nom d'une vérité supérieure du sujet, que seule la fiction saurait garantir, que l'autofiction s'adonne aux jeux de l'invention, du style, en un mot de la littérature. De nos jours, ce système autobiographique, règles et exceptions confondues, semble aller de soi. Mais en bande dessinée, il me semble que bien des évidences tombent au contact des réalités du média. Il faut se concentrer ici, non pas sur la question de l'autofiction (sur ce plan, la bande dessinée n'apporte rien de très neuf par rapport à la littérature autofictionnelle existante), mais sur la question autrement plus intrigante de l'identité des instances (auteur, narrateur, personnage). En effet, comment déterminer en bande dessinée de l'instance intermédiaire du narrateur, qui se dédouble ici inévitablement en deux types ? Car à côté de l'énonciateur verbal ou narrateur au sens classique du terme, il est possible de postuler aussi l'existence d'un énonciateur graphique, que l'on a proposé de nommer « graphiateur »7. Dans un média mixte comme la bande dessinée, où les fonctions de scénariste et de dessinateur sont souvent scindées, la duplicité de la fonction narrative ne manque pas d'occasionner des situations très particulières en régime autobiographique. On peut ainsi se demander par est possible de confier un récit autobiographique raconté par un auteur-scénariste à quelqu'un d'autre qui le dessine sans que le récit en question cesse d'être pleinement autobiographique, sans qu'il perde aussi en authenticité ? A première vue, et même s'il existe des exemples d'une démarche autobiographique associant plusieurs auteurs, une telle idée paraît uploads/s3/ 04-01-baeten-autobd-fr-cont-pdf.pdf
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- Publié le Jui 02, 2021
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