LA VOCATION ARTISTIQUE ENTRE DON ET DON DE SOI Gisèle Sapiro Le Seuil | « Actes

LA VOCATION ARTISTIQUE ENTRE DON ET DON DE SOI Gisèle Sapiro Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales » 2007/3 n° 168 | pages 4 à 11 ISSN 0335-5322 ISBN 9782020917698 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2007-3-page-4.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Gisèle Sapiro, « La vocation artistique entre don et don de soi », Actes de la recherche en sciences sociales 2007/3 (n° 168), p. 4-11. DOI 10.3917/arss.168.0004 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Verónica Delgado - 190.191.170.21 - 03/06/2016 15h10. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Verónica Delgado - 190.191.170.21 - 03/06/2016 15h10. © Le Seuil 4 L’INCULCATION DE LA VOCATION, Sébastien-Charles Giraud (1819 – 1892). Peint en 1853, ce Souvenir d’atelier est celui de son frère, Eugène Giraud, dont il a été l’élève avant d’entrer à l’École des Beaux-Arts. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Verónica Delgado - 190.191.170.21 - 03/06/2016 15h10. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Verónica Delgado - 190.191.170.21 - 03/06/2016 15h10. © Le Seuil Les activités artistiques sont généralement considérées comme le terrain d’expres- sion privilégié de l’individualité et de la subjectivité. Leur degré de personnalisa- tion élevé est le corollaire de leur faible réglementation. Plutôt que des positions toutes faites, impliquant des tâches fixées au préalable auxquelles il faudrait s’ajus- ter, ce sont des positions à faire. Elles se distinguent sous ce rapport des espaces bureaucratiques et des professions organisées. À la routinisation des tâches et à l’in- terchangeabilité de leurs exécutants, elles opposent le charisme d’une personnalité unique, dont le nom propre constitue le capital symbolique. À la compétence cer- tifiée, le don individuel. Au principe d’utilité qui régit les sociétés capitalistes, la gratuité des biens symboliques. C’est pourquoi l’orientation vers ces activités est conçue comme l’expression d’une vocation. Les métiers à vocation sont des activités relativement rares, impliquant l’idée de mission, de service de la collectivité, de don de soi et de désintéressement. Ils requièrent une forme d’ascèse, un investissement total dans l’activité considérée comme fin en soi, sans recherche de profit temporel. Dérivé du verbe vocare (appe- ler), le terme de vocation a une double origine étymologique, juridique (invitation, assignation en justice) et religieuse. En allemand, Beruf désigne à la fois « profes- sion » et « vocation ». Ce double sens s’origine dans la traduction de la Bible par Luther, qui assimile ainsi le travail à un devoir religieux1. Sans doute faut-il voir dans l’élaboration de cette éthique du travail une étape dans le processus d’inté- riorisation de la contrainte sociale qui va de pair avec le processus d’individuali- sation et de subjectivation de la responsabilité2. Selon la thèse de Max Weber3, ce sentiment de la vocation au sens quasi religieux a pu, à la faveur de l’affinité 5 1. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. fr., Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2003. 2. Paul Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1920. 3. M. Weber, op. cit. Gisèle Sapiro La vocation artistique entre don et don de soi ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 168 p. 4-11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Verónica Delgado - 190.191.170.21 - 03/06/2016 15h10. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Verónica Delgado - 190.191.170.21 - 03/06/2016 15h10. © Le Seuil élective entre l’ethos ascétique et une idéologie professionnelle fondée sur l’épargne, inspirer la conduite économique des premiers capitalistes. Cependant, au XVIIIe siècle, alors que l’usage de la notion d’intérêt se restreint au sens économique dans les théories des moralistes4, celle de désintéressement est revendiquée par un ensemble d’activités qui se définissent par opposition aux valeurs mercantiles et au travail manuel. D’abord réservée au domaine de la reli- gion, la notion de désintéressement est transposée par Shaftesbury à celui de l’es- thétique pour distinguer le plaisir esthétique des émotions vulgaires5. Cette idée est reprise et systématisée par Kant pour fonder sa philosophie esthétique. Distinguant, dans sa Critique de la faculté de juger, les jugements de goût des juge- ments de connaissance, Kant caractérise le goût esthétique comme un jugement sans concept, subjectif, à l’instar de l’attrait pour l’agréable. Mais alors que ce der- nier vise à satisfaire des inclinations, donc un intérêt, le plaisir esthétique est, quant à lui, désintéressé. À la même époque, les avocats élaborent une éthique de désin- téressement pour affirmer la priorité qu’ils accordent à l’honneur sur la fortune dans l’exercice de leur profession6. C’est sous la bannière de cette notion de désintéressement que s’opère, à la fin du XVIIIe siècle, l’unification des différents arts autour d’une commune concep- tion de l’œuvre comme fin en soi7. L’ethos de l’artiste lui commande de rechercher la perfection interne de l’œuvre indépendamment du suffrage du public. Cette conception est affirmée par une élite académique qui bénéficie des commandes, des charges officielles et du mécénat, pour se démarquer de ceux qui sont réduits à faire commerce de leurs œuvres. Consacrée par la création de l’Académie roya- le de peinture et de sculpture de Paris en 1648, l’élévation de la peinture et de la sculpture au statut d’arts « libéraux », distincts de l’artisanat et du commerce, implique l’interdiction, pour les académiciens, de tenir boutique et de vendre des œuvres autres que les leurs8. En littérature, le développement du marché du livre au XVIIIe siècle creuse l’écart entre « l’aristocratie » des gens de lettres et la bohè- me littéraire qui vit tant bien que mal de sa plume9. C’est pourtant le développement du marché des biens symboliques après la désin- tégration de l’organisation corporatiste d’Ancien Régime qui, en renversant l’ordre temporel entre l’offre et la demande et en imposant la concurrence entre des pro- duits culturels pour lesquels il faut créer cette demande, va favoriser l’affirmation Gisèle Sapiro – La vocation artistique entre don et don de soi 6 4. Albert O. Hirschmann, Les Passions et les intérêts, trad. fr., Paris, PUF, 1980, rééd. coll. « Quadrige », 1997. 5. Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. fr., Paris, Fayard, 1966 [1932], p. 308 sq. ; Werner Strube, « ‘Inte- resselosigkeit’. Zur Geschichte eines Grund- begriffs der Ästhetik », Archiv für Begriffs- geschichte, XXIII, 2, 1979, p. 148-174. 6. Lucien Karpik, Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché. XIIIe – XXe siècles, Paris, Gallimard, 1995, p. 89-91. 7. Martha Woodmansee, The Author, Art and the Market. Rereading the History of Aesthetics, New York, Columbia University Press, 1994. 8. Harrison et Cynthia White, La Carrière des peintres au XIXe siècle. Du système académique au marché des impression- nistes, Paris, Flammarion, 1991 [1re éd. 1965] ; Raymonde Moulin, « De l’artisan au professionnel : l’artiste », Sociologie du travail, 4, octobre-décembre 1983, p. 388- 403 ; L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992, rééd. coll. «Champs», 1997, p. 252; Martin Warnke, L’Artiste et la Cour. Aux origines de l’artiste moderne, trad. fr., Paris, Éd. de la MSH, 1989 ; Nathalie Heinich, Du Peintre à l'artiste. Artisans et académiciens à l'âge classique, Paris, Minuit, 1993. 9. Robert Darnton, Bohème littéraire et révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard-Seuil, 1983. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Verónica Delgado - 190.191.170.21 - 03/06/2016 15h10. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Verónica Delgado - 190.191.170.21 - 03/06/2016 15h10. © Le Seuil de l’idéologie romantique du créateur incréé parallèlement à la figure de « l’entre- preneur » incarnée par Balzac ou Beethoven10. Expression extrême de l’individua- lisme moderne et du processus déjà évoqué de subjectivation de la responsabilité, le modèle vocationnel devient, avec le transfert de la fonction sacrée de la religion à la production culturelle, le mode privilégié de l’exercice des métiers artistiques, ou plu- tôt le modèle revendiqué par une élite qui parvient à imposer cette représentation socialement. À partir du milieu du XIXe siècle, une fraction d’artistes se détache du système académique pour affirmer un idéal de liberté emprunté aux écrivains11. Un tel idéal de liberté est étroitement lié au caractère imprédictible que l’on prête désormais au travail artistique, conçu non plus comme exécution mais comme création. La conception vocationnelle de l’art n’oppose cependant pas le don au travail ni à l’apprentissage comme en témoignent le nombre incalculable d’heures et l’effort que Flaubert investit dans son œuvre, ce dont il ne se cache pas dans sa correspondance. Elle est au contraire étroitement uploads/s3/ 1cairn-info-2cairn-info 1 .pdf

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