Glissement des images et appréhension des lieux Alain Mons * Université de Bord

Glissement des images et appréhension des lieux Alain Mons * Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne ») L’expérience contemporaine de la pluralité des lieux déclenche des régimes d’images superposées : représentations, présences matérielles, visions mentales. La question du lieu doit être réouverte dans un contexte de déterritorisalisation, de déplace- ments, de communication généralisée. Il se produit une intrica- tion forte entre des images diverses et des lieux traversés dans notre appréhension spatiale. Phénomène du mélange que nous repérons avec la photographie, l’implantation des images urbai- nes, l’expression chorégraphique, le cinéma… Un nouvel espace mental et une esthétique contingente, liés à un corps incertain, se manifestent par un mouvement d’apparition et de disparition des formes. La culture du diffus faite d’interstices, de variations, de lignes brisées, soulève l’importance des images mentales qui se lovent dans des lieux ou s’en détachent. Une anthropologie appréhensive (modale) s’interroge sur le glissement subtil entre les lieux et les images pour notre perception aujourd’hui, sur la fluidité de l’imaginaire en circulation, sur l’enchevêtrement du public et de l’intime. Ce texte constitue une sorte de prolégo- mènes à une recherche sur l’oscillation des lieux, selon une approche singulière d’un devenir polytopique. Ce qui est entre Les lieux dont nous faisons l’expérience provoquent un afflux d’images de toutes sortes dans la culture contemporaine. Une véritable « constella- tion » d’images se forme pour reprendre l’expression benjaminienne 1, dès que nous fréquentons ou traversons des lieux qu’ils soient urbains, * monsa@woila.fr 1 Jean-Luc Godard dit à propos des images et de l’histoire : « Cela construit des constellations, des étoiles qui se rapprochent ou s’éloignent comme le voulait Walter Ben- jamin », cité in Georges Didi Huberman. Images malgré tout. Minuit. Paris. 2003, p. 175. MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004 68 campagnards, maritimes, insulaires, historiques, modernes. Sans doute la photographie, le cinéma, la vidéo ou la danse contemporaine, comme nous le verrons, sont-ils destinés à en esquisser partiellement la figura- tion ? En tout état de cause trois régimes d’images semblent se chevau- cher, s’enchaîner, avec une appréhension des lieux divers. Ce sont les images sur les lieux qui les “cadrent” dans la représentation figurale, les images dans les lieux qui sont implantées surtout dans les villes, enfin les images avec les lieux qui sont mentales et se forment et se déforment au gré des circonstances. Nous vivons simultanément ces trois régimes d’images qui accompagnent notre perception, ou plutôt notre sensation spatiale. L’apprentissage des lieux est aussi une traversée des images. Il s’agit de comprendre « le temps de travail des images sans cesse agissant les unes sur les autres par collisions ou par fusions, par ruptures ou par métamorphoses » 1 comme le caractérise Georges Didi Huberman. Le travail d’imagination donc s’effectue dans et par des lieux. Ces derniers sont des fragments d’espaces singuliers où quelque chose a lieu ou aura lieu, où précisément l’agencement des éléments présents ou absents “font image”, comme nous le verrons. Il s’agit du « lieu sans dieu » pour reprendre l’expression de Jean-Luc Nancy 2, en tant qu’ouverture, en tant que fermeture à un avoir-lieu. Car le lieu où je me trouve renvoie à autre chose que lui- même, ne serait-ce qu’à d’autres lieux et à des images qui se greffent sur son corps spatial. Il faut qu’il échappe à la représentation pour déclen- cher une appropriation imaginaire de l’espace, qu’il produise sa mise en abyme par ses propres signes, comme le souligne Henri-Pierre Jeudy pour la ville remarquant « la prolifération des images de ville demeure inépuisable parce qu’elle n’est jamais assujettie à un ordre sémantique qui lui imposerait un sens préalable » 3. Les lieux résistent à tout assujettissement par l’irruption des visions incontrôlables qu’ils déclenchent dans leurs pratiques spatiales. Cependant dans un contexte de mondialisation, qui est celui d’une « communication-monde » comme l’a désignée Armand Mattelart 4, d’une déterritorialisation généralisée, n’assistons-nous pas à une liquidation des lieux purement et simplement ? Le risque existe avec la circulation verti- gineuse dont Internet serait la “matrix” illimitée avec ses “sites” prolifé- rants. On peut envisager avec Anne Cauquelin 5 que nous vivons dans 1 Georges Didi Huberman. Images malgré tout. Minuit. 2003. P. 149. 2 Jean-Luc Nancy. Au fond des images. Galilée. Paris. 2003, p. 118 : « le lieu qui n’est que lieu de l’avoir-lieu et l’avoir-lieu pour lequel rien n’est donné, rien n’est joué d’avance ». 3 Henri-Pierre Jeudy. Critique de l’esthétique urbaine. Sens & Tonka. Paris. 2003, p. 17. 4 Cf. Armand Mattelart. La mondialisation de la communication. 1996. 5 Anne Cauquelin. Le site et le paysage. Paris, PUF, 2002, p. 10. L’auteur note « nous vivons très bien avec deux mondes en parallèle : celui où le goût se fait entendre et où le paysage nous parle “nature”, mais aussi celui des technologies de la communication dont l’usage devient notre seconde nature ». Glissement des images et appréhension des lieux A. Mons 69 deux mondes parallèles ou même antinomiques, que nous avons intégré une ambivalence mentale et existentielle dans notre quotidien par l’imbri- cation du réel et des images environnantes. Nous sommes dans des lieux matériels singuliers et nous sommes dans l’espace virtuel des médias, presque simultanément. Ce pourquoi il est envisageable de re-penser les lieux dans leur paradoxa- lité limite, ils sont borderline par leur ouverture et par leur clôture, en leur lointain et en leur proximité, en leur immédiateté et par leur suspension. Dans nos déplacements nous passons d’un lieu à l’autre, et les images mentales glissent les unes sur les autres comme sur des surfaces lisses ou trouées, elles entrent en contact le long du corps des espaces. C’est la raison pour laquelle nous sommes touchés par des lieux, étant donné que nous nous mêlons aux images émergentes concrètement ou abstraite- ment à partir d’une imprégnation polytopique. Un tel phénomène s’esquisse, se fait et se défait, est en devenir, et ne peut se comprendre qu’à la condition d’une « anthropologie modale », pour reprendre une idée de François Laplantine, prenant en considération les modulations et les modalités des sociétés. D’où un intérêt accru pour l’infinitésimal, l’entrevue, l’absence, le fragment, le tremblé, comme modes de connaissance. Il s’agit de penser la fluctuation, l’oscillation, l’altération, des phénomènes pour dégager le « mouvement de la variance » comme l’appelle F. Laplantine 1. D’où, pour nous, la nécessité d’une an- thropologie appréhensive (pas seulement compréhensive) qui va à l’encontre d’un constructivisme prétentieux où domine le paradigme d’ordre, l’ob- session du “cadre”, le culte de la transmission et de la maîtrise, le déter- minisme culturaliste. L’appréhension consiste aussi bien à tenter de se “saisir” d’un objet par l’esprit disons, que d’envisager les choses avec une certaine inquiétude, une crainte vague, éprouver un pressentiment. La non-assurance devient alors une méthodologie de la recherche pour ex- plorer subtilement un monde interlope, inachevé, ambiguë. Toutes les constructions idéales, parfaites, se heurtent au “tourbillon” que décrit Walter Benjamin qui désoriente le cours des choses, elles s’y engloutis- sent fatalement. L’important, sans doute, se produit dans l’interstitiel, c’est-à-dire ce qui se passe entre l’apparaître et le disparaître, la présence et l’absence, le proche et le lointain. Le rapport entre les lieux et les ima- ges se situe précisément à cet intervalle, sur cette ligne brisée. Or cette relation interstitielle, oscillante, imprègne notre espace cérébral. Pour la philosophe Catherine Malabou ce qui demande à être pensé par rapport à ce dernier est un double mouvement contradictoire de surgissement et 1 François Laplantine. De tout petits liens. Mille et une nuits. Paris. 2003. P. 290 : l’anthropologue parle d’une « connaissance métisse qui s’efforce de dire l’impondé- rable, l’imperceptible, le minuscule, le frêle, le fragile, l’estompé, l’ébranlement infinitési- mal. Il s’agit de penser une “multiplicité singulière” qu’on ne saisit pas mais qu’on approche en multipliant les perspectives, les ouvertures… ». MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004 70 de disparition de la forme 1, ceci même à partir des résultats des neuro- sciences. Le jeu que nous opérons entre les images et les lieux souligne fortement ce battement essentiel entre l’apparaître et le disparaître des formes, telle est l’hypothèse qui chemine dans ce texte. Ces formes sont matérielles et mentales, elles circulent de manière diffuse, elles opèrent entre elles dans un glissement, un coulissement imperceptible, dans une échappée aussi. Car nous vivons à l’ère du diffus 2 dans tous les sens du terme ; avec l’incrustation sociale de l’image qui s’avère répandue, abon- dante et dispersée… Afin de rendre compte de cette culture du diffus, la méthode minimale est de mettre en mouvement le multiple, les superpositions, les métis- sages, les analogies, les irréductibilités, les surdéterminations et les indé- terminations. C’est ainsi que les images et les lieux s’entrechoquent ou se fondent dans un enchaînement (fondu enchaîné), sans même que nous le sachions. Ce lien, ténu, entraperçu, obscur, nous plonge dans une dimen- sion du sensible où le disparate, l’irruption, le touchant, et la béance, agissent de façon intelligible à travers notre corps et notre mental. Qu’en est-il de uploads/s3/ 6mei-no-21mei-21.pdf

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