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Wikisource À la brunante (Faucher de Saint- Maurice)/12 < À la brunante (Faucher de Saint-Maurice) ◄ XI. À la veillée Narcisse-Henri-Édouard Faucher de Saint-Maurice À la brunante Duvernay, frères et Dansereau, éditeurs, 1874 (p. 281-347). Les Blessures de la Vie À Alfred Duclos de Celles, Homme de lettres. LES BLESSURES DE LA VIE. histoire de tous les jours. Nous étions en juillet, mois de la couvée, de la douce paresse, et des coups de soleil. La chaleur avait été suffocante pendant le jour, mais elle venait enfin de céder devant la brise de la nuit, qui nous arrivait toute chargée des senteurs embaumées du Saint-Laurent. Ce soir là, comme d’habitude, j’étais venu prendre place au milieu de la famille de Madame Morin, et respirer à délices ma part de parfums d’été, sous la véranda de leur petit cottage, l’un des plus gracieux de l’Île d’Orléans. Autour de moi, chacun riait, babillait, causait, sans paraître se douter que ce groupe si gazouillant, à travers lequel la lune me laissait apercevoir têtes blondes et têtes brunes, formait le plus ravissant croquis qu’il soit donné à une imagination d’artiste de rêver. Il avait pour cadre ce grand ciel bleu si plein d’étoiles, qui n’appartient qu’au Canada ou à l’Italie, pour toile, l’immense nappe du fleuve géant, à cette heure-là, lion se faisant agneau, pour point de vue lointain, Québec enveloppé dans sa sombre majesté militaire ; puis, pour animer le tout, le mugissement sourd et terrible de la cataracte de Montmorency, que, par intervalles, nous apportait le vent du large. La conversation, interrompue à mon arrivée, était redevenue bruyante et animée. Edmond m’avait pris à part pour m’offrir un cigare et me confier un gigantesque projet de pêche : Joséphine discutait chiffons avec Augusta, et les enfants assis en rond sur le seuil de la porte entr’ouverte, chuchotaient des malices, riant à gorge déployée, comme on sait rire au temps où la vie n’est pleine que de soleil, de fleurs et de parfums. Quant à leur mère, heureuse du bonheur de tout le monde, elle se reposait des fatigues de la journée, en lisant attentivement le roman du jour dans sa large causeuse dont l’origine devait, pour le moins, remonter à l’époque où vivait son grand-père. Tout-à-coup, en faisant un mouvement pour secouer les cendres de mon havane, j’aperçus sur la joue de Madame Morin, mise en pleine lumière par l’abat- jour de la lampe, une larme glisser furtivement. La prose de Ponson du Terrail faisait merveille, — et la dernière résurrection de Rocambole façonnait cette perle précieuse qui n’aurait dû rouler qu’au contact de quelque chose de saint et de vraiment maternel. Ce triomphe du roman à ficelles me bouleversa malgré moi. Je ne pus résister au malin plaisir d’embrouiller la maîtresse du logis au milieu de l’intrigue corsée qui la captivait, et prenant un siège auprès du buffet de Chine sur lequel s’appuyait son livre, je lui dis tout bas à l’oreille : — Que diriez-vous, Madame, si je réussissais à donner une compagne à cette larme qui est là, en train de se sécher solitaire sur le duvet de votre joue ? — Comment vous y prendriez-vous ? fit Madame Morin, en rougissant de sa sensibilité trahie. — En vous contant une histoire. — Une histoire, bravo, Henri ! cria Edmond, qui avait surpris ces dernières paroles ; et la joyeuse troupe, à ce mot de ralliement, vint se grouper tumultueusement au fond du petit salon. — Oui, mes amis, repris-je, flatté de cette marque d’attention, un récit bien simple, bien naïf, une histoire de tous les jours. I. Au moment où je terminais mon grec, en 1859, j’avais pour compagnon de classe, au Séminaire de Québec, un grand garçon, maigre, toujours triste et rachitique, du nom de Paul Arnaud. La nature ne paraissait pas lui avoir incrusté l’aptitude au travail. Ses compositions boitaient toujours quelque peu ; malgré un certain cachet d’élégance, son thème explorait sans cesse des horizons inconnus, même à la latinité de la décadence ; l’imagination se révélait beaucoup plus que l’exactitude dans ses versions, et sa leçon trop souvent inédite, invariablement veuve d’aplomb, lui attirait sans cesse ce fameux bulletin annuel, qui doit encore tinter dans l’oreille de plus d’un de mes anciens camarades : — Mémoire ingrate et peu cultivée. Notre professeur avait fini par prendre Paul en grippe. Chaque soir le voyait quitter la classe, sa tâche quotidienne écrasée sous une avalanche de pensums les plus variés, et chaque matin ramenait le pauvre écolier luttant courageusement contre l’accumulation de circonstances aggravantes qui pesait sur lui. Au collége, il suffit bien souvent d’être en délicatesses avec l’autorité pour devenir le chéri, la coqueluche des camarades. Paul ne jouissait pas de ce privilège immémorial. Au dehors, il rencontrait aussi peu de sympathies qu’il essuyait de punitions au dedans. Parmi les loustics, c’était à qui se moquerait de son uniforme de collégien, taillé vigoureusement dans la trame velue d’une de nos fortes étoffes du pays. Ceux qui n’avaient pas le courage d’être aussi spirituels, se contentaient de rire sous cape de ces grosses facéties. Les petits, forts de l’exemple des anciens, ne tenaient guère à rester en arrière : dès qu’il sortait de la cour du Séminaire, ses livres sous le bras, un de ces espiègles, qui passent nonchalamment leurs classes, accroupis dans leur paresse, gardant leur sève et leur vigueur pour les flâneries du dehors, trouvait toujours moyen de le bousculer et d’éparpiller sur le sol les classiques détestés ; puis, les doigts de se diriger vers Paul qui, mélancolique, le teint pâli, les yeux bistrés et pleins de larmes, ramassait ses bouquins et reprenait seul et résigné le chemin du logis. L ’enfance est un peu Néron dans ses jeux et ses plaisirs tyranniques ; aussi l’impitoyable supplice se répétait-il avec force variations, à chaque sortie de classe, sans pour cela lasser l’incroyable impassibilité de Paul. On aurait dit ce garçon-là en train de considérer la vie comme une de ces chinoiseries que Dieu sans doute jeta sur terre, avant d’y laisser choir la patience. Ces drôleries, qui amusaient tant les autres, auraient duré longtemps, lorsqu’une après-midi d’hiver, — c’était jour de congé, — cherchant une adresse dans le faubourg Saint-Roch, et ne sachant plus à qui parler pour m’orienter, j’avisai un ouvrier vers le milieu de la rue Fleury, et lui demandai de me renseigner. — Informez-vous à l’écolier d’en haut ; il doit connaître ce bourgeois-là, me répondit-il, en m’indiquant une petite porte de cour, entr’ouverte, donnant sur un escalier qui grimpait le long d’un balcon enneigé. Je me laissai conduire par la rampe, et bientôt me trouvai en face de l’entrée d’un galetas. Après avoir frappé inutilement, j’ouvris. Paul, agenouillé aux pieds d’un poêle, essayait de réchauffer de son haleine quelques charbons mourants. Près de là, sur une table en bois blanc, gisaient une miche de pain, un morceau de fromage sec et quelques tessons de faïence prenant de faux airs d’assiette : à l’autre extrémité de ce meuble, dormaient ses livres de classe. Ces choses passèrent rapidement devant mes yeux ; car au bruit que fit la porte en tournant sur ses gonds, Paul s’était levé. Puis, comme il était de ceux qui n’aiment pas à être vus en flagrant délit d’indigence, l’état de gêne et de pauvreté où je le surprenais se mit à lui serrer la gorge, et il se prit à rougir. Pour ma part, c’était la première fois que m’apparaissait le spectre de l’abandon de ce pauvre honteux ; je ne trouvais plus rien à dire. Paul rompit le premier cet instant de pénible silence. — Enchanté de ta visite, Henri, bien que je regrette de ne pas avoir de siège à t’offrir. Je suis en train de déménager, vois-tu, et pour ces choses, j’aime à prendre mon temps. À mesure que ces mots échappés avec effort tombaient de sa bouche, le pauvre garçon rougissait de plus en plus, effrayé de se voir en face de son premier mensonge. — Mon brave Paul, répliquai-je, pardon de venir inopinément te déranger au milieu de cette délicate opération. Je suis à la recherche d’un marchand qui doit rester en quelque part par ici, et ma foi, le hasard a été assez aimable pour me conduire jusqu’à toi. Le hasard est donc bon à quelque chose, malgré les médisances que l’on ne cesse de débiter sur son compte, fit-il en souriant : seulement, pour cette fois s’il me traite en enfant gâté, il te joue un joli tour en te faisant tomber au milieu de ces murs nus. Tu n’y trouveras, à peu près, que l’adresse qui te taquine. Et il me donna l’information requise. Je le remerciai de ce service tout en faisant mouvement de retraite vers la porte. À ce moment, mes regards tombèrent sur une ancienne boîte d’emballage, appuyée à l’un des angles du petit grenier. Un fragment de tapis, couvrant de la paille qui sortait curieusement quelques brins çà et là, annonçait que ce meuble uploads/s3/ a-la-brunante-faucher-de-saint-maurice-12-wikisource 1 .pdf

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