Préface CORIN Depuis toujours, mes rêves étaient faits de papillons. De papillo

Préface CORIN Depuis toujours, mes rêves étaient faits de papillons. De papillons sauvages. Libres. Aux couleurs vives. Ils me semblaient vivants, réels. Aussi réels que vous et moi. Quand j’étais petite, dès que je m’endormais, mon esprit se remplissait de ces magnifiques êtres volants. Leurs battements d’ailes délicats, rassurants, caressaient ma peau, me protégeaient tel un bouclier qui m’enveloppait tout entière. Ma mère aimait dire qu’ils étaient mes gardiens. Qu’ils veillaient sur moi pendant mon sommeil. Selon elle, rêver de papillons portait bonheur. J’étais destinée à une vie merveilleuse, incroyable. De fort jolis mots pour enrober des mensonges bien intentionnés. Elle décora donc toute ma chambre avec des papillons. Elle tapissa mes murs d’ailes roses, bleues, violettes. Elle peignit ma fenêtre à la façon d’un vitrail qui transformait les rayons du soleil en couleurs chatoyantes et égayait les jours de pluie. Mais avec le temps la réalité finit par me rattraper, impitoyable, et mes rêves de papillons perdirent en bienveillance. Leurs couleurs autrefois si intenses se ternirent, s’assombrirent ; leurs battements d’ailes gagnèrent en violence. Mes rêves mutèrent en cauchemars. Les papillons m’écrasaient, m’étouffaient, me paralysaient. A l’aube de l’âge adulte, je ne me représentais plus les centaines de petits corps comme un bouclier mais comme un étau, une prison. Et puis, un jour, le royaume des songes ne leur suffit plus. Ils trouvèrent le moyen de me poursuivre à mon réveil pour s’insinuer jusque dans le monde réel. Tout à coup, les créatures qui m’avaient si longtemps protégée envahirent mes poumons et pesèrent sur ma poitrine. Elles m’aveuglèrent et se pressèrent tout autour de moi jusqu’à m’empêcher totalement de bouger. Ces papillons que j’aimais tant dans mon enfance, mes papillons, je les haïssais désormais. Ils me terrifiaient. Prologue CORIN Respirer. Inspirer, expirer. Inspirer par le nez. Expirer par la bouche. Je ne pouvais plus respirer. Ma poitrine était comme comprimée et l’air s’escrimait à se frayer un chemin dans ma gorge beaucoup trop serrée. Les petits points noirs qui grouillaient devant mes yeux pullulaient comme des insectes, m’obscurcissant la vue à toute vitesse. J’étais à deux doigts de m’évanouir. C’était mon cauchemar de papillons, mon cauchemar éveillé. La sensation que je ne connaissais que trop bien dans mes rêves était aujourd’hui bien réelle, envahissante. Une attaque de panique, voilà ce que j’avais. Une attaque de panique qui me vidait de mes forces et me terrifiait. Mon cœur martelait ma poitrine avec violence. Il s’affolait, cherchait désespérément à s’évader de ma cage thoracique. Le fourmillement dans mes doigts s’étendit à mes mains, mes bras. Et, alors que mes jambes commençaient à s’engourdir à leur tour, une seule pensée résonnait dans ma tête : Je suis en train de mourir. Je n’y voyais plus rien, mais la rue me hurlait dans les oreilles. Serrer les paupières ne m’aida pas à faire taire tout ce bruit qui m’agressait, ni à me protéger des voitures qui passaient comme des balles tout près de moi. Vite, il fallait que je m’écarte de la route… Que je m’appuie contre un mur… C’est à peine si je sentais le sol sous mes pieds ; j’avançais à l’aveuglette, trébuchais, bousculais les passants. Je fais une crise cardiaque. J’allais mourir ici, au beau milieu du trottoir, dans mes chaussures les plus moches et mon jean tout miteux que j’aurais dû jeter depuis trois ans. Pourquoi est-ce que j’avais gardé ce jean ? J’aurais dû le brûler, au lieu de sortir en public avec un énorme trou sous la fesse droite. Un son étranglé m’échappa soudain : mes jambes venaient de céder, j’étais tombée à genoux dans la neige. Je ne portais pas de gants, mais j’avais les mains trop engourdies pour me soucier du froid sous mes paumes. Même le vent glacial de la mi-février qui se faufilait dans les interstices de mes vêtements ne me faisait aucun effet. Tout le monde devait me regarder, à présent ; et alors ? Je me moquais bien d’être l’attraction de l’après-midi de sombres inconnus. Plus rien n’avait d’importance. J’étais en train de mourir. A quoi bon le nier ? C’était l’amère vérité. Mon heure était venue. Adieu, monde cruel… Ah, ma voix intérieure et sa passion pour le mélodrame ! Toujours prête à jouer les victimes et en faire des tonnes dans les moments déjà bien assez dramatiques. La mâchoire contractée, je serrai les poings jusqu’à ce que je parvienne vaguement à sentir mes ongles s’enfoncer dans la chair de mes paumes. Respire ! Plaquant mes poings fermés sur mes yeux, je me mis à me balancer d’avant en arrière. En avant… En arrière… D’habitude, rien ne m’apaisait tant que ce mouvement répétitif. Pas cette fois. Je n’arrivais pas à remplir mes poumons correctement. Je haletais. Je suffoquais. Allez, Corin, va dans ton paradis imaginaire ! Ma voix intérieure se faisait suppliante, désespérée. Mon paradis imaginaire… Où pouvait bien se trouver mon fichu paradis imaginaire ? Pour une raison obscure, des images qui n’avaient rien de paradisiaque s’imposèrent à mon esprit. Les couloirs d’un centre administratif… Quelle horreur ! La file d’attente à la poste… Beurk, encore pire ! Shannon Peters, mon ennemie jurée du lycée, mais avec vingt kilos de plus qu’à l’époque… Tu chauffes. Mais les images continuèrent à se succéder dans ma tête, de plus en plus vite, au point de se mélanger. J’avais l’impression d’avoir une toupie hors de contrôle à la place du cerveau. C’était horrible, horrible… C’est alors qu’une question jaillit avec suffisamment de force pour que la toupie s’arrête net : Que va devenir Mr. Bingley après ma mort ? C’était ma sœur qui était censée récupérer mon chat s’il m’arrivait malheur. Le problème, c’était que je ne la portais pas vraiment dans mon cœur. Si certains vivaient en état de grâce, Tamsin, elle, vivait en état de garce. Pas question que Mr. Bingley se retrouve avec elle ! Jamais elle ne penserait à lui servir son yaourt pour chats tous les jours à 18 heures. En plus, elle qui détestait les câlins, elle ne risquait pas de le laisser grimper sur ses genoux pour le gratouiller derrière les oreilles comme il adorait. Pour elle, bien s’occuper d’un animal consistait à lui jeter des regards condescendants et rire à ses dépens. Pourquoi avais-je légué mon chat, le seul être qui m’était cher en ce monde, à cette sale égoïste qui me servait de sœur ? Ma bouche s’ouvrait et se refermait d’elle-même, dans un effort pour aspirer de l’air, me rappelant à mes priorités. Il fallait que je fasse le vide dans ma tête pour réussir à remplir mes poumons. Ne pense pas à Mr. Bingley. Ne pense pas à Tam. Ne pense surtout pas à la vieille culotte trouée qui orne ton derrière… Mais, bien sûr, cet état de fait prit aussitôt toute la place dans mon esprit. Parce que, oui, le type de sous-vêtements que je portais était très important dans ma situation. Capital, même. C’est dire si j’avais le sens des priorités. S’il y avait bien une chose que toute nana de vingt-cinq ans faisant une fixette sur sa propre mort aurait préféré éviter, c’était que d’éventuels ambulanciers se rincent l’œil sur sa culotte de mamie grisâtre qui avait vu passer tant d’hivers que son élastique n’avait plus d’élastique que le nom. Quelle riche idée d’avoir enfilé cette relique ce matin plutôt que mon joli tanga rose avec les petits nœuds sur les côtés ! « La timbrée aux dessous plus que douteux », voilà comment Corin Thompson allait rester gravée dans les mémoires. Ma plus grande ambition allait enfin se réaliser. En tout cas, c’était chouette de savoir que, même aux portes de la mort, je pouvais encore faire preuve de sarcasme. Il y avait certains talents innés sur lesquels on pouvait toujours compter. Mes mains tremblaient. Ma peau était couverte d’une fine couche de sueur malgré la température. — Est-ce que vous allez bien ? demanda tout à coup une voix grave. En temps normal, j’aurais pu trouver cette voix agréable. Séduisante, même. Mais là il se trouve que j’avais d’autres préoccupations un peu plus urgentes. Mon trépas imminent, par exemple. On y était, je la voyais. La lumière blanche au bout du tunnel. Faut-il que j’avance vers elle ? « Fichez-moi la paix », voulais-je répondre à l’inconnu, mais seul un son incohérent sortit de ma bouche. Il fallut que j’agite la main pour faire passer le message. C’était la fin. La lumière devenait de plus en plus forte. — Allez, on va tâcher de vous remettre debout. Je sentis des mains me soulever avec peine par les aisselles et un éclat vif me fit brusquement plisser les yeux. Je compris en un éclair que j’avais recouvré la vue. Ce que j’avais pris pour la fameuse lumière blanche n’était en fait que le reflet du soleil dans les lunettes noires débiles du type à qui je n’avais rien demandé. — Fichez-moi la paix ! hurlai-je enfin, avant de pousser un gémissement de douleur. Mauvaise idée, ça, crier. uploads/s3/ rk-yt-wzfs-p7-w-giml-m5-z3-l-i4-xf-pma.pdf

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