Alternative Francophone vol. 2.6 (2020) : 1-10 http://ejournals.library.ualbert
Alternative Francophone vol. 2.6 (2020) : 1-10 http://ejournals.library.ualberta.ca/index.php/af 1 Introduction au numéro « Médiations de l’antiracisme dans la littérature et les arts. Discours, représentations, pratiques » Djemaa Maazouzi Collège Dawson Du nécessaire aiguillon antiraciste Les études qui théorisent le racisme et l’antiracisme dans le contexte français notamment ont montré les diverses frontières et déplacements sociohistoriques de ces notions dans le discours social, dans les mouvements idéologiques, tant dans la sphère militante qu’au niveau de l’institution gouvernementale. On peut définir le racisme comme une « croyance en l’hétérogénéité absolue de l’autre [qui] se manifeste […] principalement par l’affirmation (implicite ou explicite) de l’essence de l’autre, [ou encore une croyance qui] tend à conserver la différence de l’autre en tant que groupe tout en niant la surgence de l’individu au sein du groupe » (Guillaumin 112). L’antiracisme, quant à lui, peut être caractérisé par le fait qu’il réagit au racisme et interagit avec lui. À l’aune de cette dernière et étroite balise définitoire, l’antiracisme se trouve l’objet de divers faisceaux critiques. En effet, en dehors d’une option au minimum défensive, au maximum contre-offensive qui le confine dans un positionnement à vocation essentiellement éducative, pédagogique pour se déployer et faire progresser ses valeurs, l’antiracisme ne dispose que de l’antithèse pour mieux asseoir sa thèse. Dès lors, puisque se situant du « bon » côté de l’histoire et des principes (de la Déclaration des droits de l’homme, des humanismes), l’antiracisme est, d’une part, aisé à promouvoir et à soutenir, logique à adopter par les uns et les autres, prompt à servir l’alibi de la bonne conscience de certains gouvernants. D’autre part, placé du côté des évidences, l’antiracisme relève de la position trop facile à camper; cantonné dans la dénonciation, il est simplificateur de situations complexes et perd par là même son crédit, sa pertinence et sa virulence. Dans certains mouvements anticolonialistes, sociaux, féministes, l’antiracisme peut prendre un visage paternaliste, fraternaliste, maternaliste. Dans d’autres formes militantes, les plus récupérées (et les plus dévoyées) lorsque relayées par les instances médiatiques et étatiques, l’antiracisme se fourvoie du droit à la différence au droit à l’indifférence, piégeant ses propres possibilités d’actions. Dans sa version institutionnalisée, il noie ses revendications de droits à l’égalité dans une dérive moraliste qui les transforme en droit (atrophié) à la tolérance. L’antiracisme s’avère, ainsi, sinon moyen Alternative Francophone vol. 2.6 (2020) : 1-10 http://ejournals.library.ualberta.ca/index.php/af 2 hypocrite d’ôter aux acteurs antiracistes de la rue leur raison de lutter (car désormais pris en charge officiellement au sein des rouages gouvernementaux), un anesthésiant à la vigilance du racisme systémique ainsi qu’aux discriminations ordinaires. Enfin, considéré à travers les effets pervers qu’ont sur lui les brouillages du différentialisme et de l’assimilationnisme, l’antiracisme est devenu inefficace contre les offensives racistes. Il est même parfois l’agent direct de leur régénération, voire tremplin de nouvelles stigmatisations. Considéré au prisme de toutes ces limites et instrumentations, l’antiracisme, réaction aux forces de la réaction (littéralement entendues comme celles qui s’opposent au progrès social et visent à rétablir les institutions antérieures), semble disposer de peu de latitude pour inventer, d’insuffisantes manières de se réinventer et d’être offensif en dehors des lieux (communs imposés et circonscrits) du racisme qui le fait exister. Pourtant, force est de constater que lorsque l’antiracisme rappelle son intransigeance quant au respect de la dignité humaine, il fait toujours acte de résistance. Il n’est ainsi pas nécessaire que le racisme frappe pour que l’antiracisme travaille en profondeur pour l’égalité entre les êtres : redonnant à évaluer l’application de ce principe dans tous les actes ordinaires du quotidien ou dans des situations considérées comme extraordinaires; maintenant une conception impérativement exigeante du monde, des sociétés et des rapports entre les êtres et les groupes qui y évoluent; donnant à voir et à entendre l’agentivité des personnes racisées et leur subjectivation politique; générant chez autrui de la réflexion avec de la prise en compte de l’altérité, de la réflexivité; prolongeant, lorsqu’il s’énonce comme tel c’est-à-dire en tiers impliqué, le geste de la solidarité auprès des personnes racisées; invitant au tissage des liens par les partages de subjectivités; provoquant des rencontres inattendues interculturelles, intercultuelles, intergénérationnelles; produisant à partir de croisements mémoriels, des positionnements aiguillés par les expériences du passé qui servent à contrer les situations inacceptables du présent… Aussi conviendra-t-on que si les charges critiques de l’antiracisme peuvent servir de mise en garde contre des travers et des récupérations toujours potentielles, elles ne modifient en rien le fait qu’il demeure nécessaire, en tout temps, dans toute société, pour faire avancer le droit à tout être à la dignité et à la considération (être pris en compte et respecté). Mieux, l’antiracisme, lorsqu’il se dit et se montre ouvertement dans cette urgence de la primauté de la dignité humaine, perturbe une dominante bien-pensance. Il ouvre à nouveaux frais (et dette?) les sens du don, de l’hospitalité, du care, du solidus. Il éveille des prises de conscience dans des contextes où l’indifférence et le déni participent à la perpétuation, à la reconduction voire à l’accentuation des discriminations. Parce qu’il les désigne, les dénonce et qu’il les juge inacceptables, il remet en question Alternative Francophone vol. 2.6 (2020) : 1-10 http://ejournals.library.ualberta.ca/index.php/af 3 des modes d’expressions et des savoirs, des modes de vivre et de penser, des manières d’être et de faire. Il propose d’autres adresses à autrui, d’autres définitions des altérités, d’autres voies intersubjectives. Postulant que l’antiracisme participe de l’action, qu’il est toujours un travail à mener contre une inclinaison sociale (collective ou individuelle) à construire ou à choisir une cible (sans ôter à ce phénomène ses ancrages socio-historiques, culturels et politiques précis), nous conviendrons qu’il fait en cela obstacle, qu’il est littéralement résistant : il est force à valeur intensive et contraire qui s’énonce, se montre, est transmise. Stanley Février : guérilla, infiltration, action, l’œuvre est son effet Ce numéro d’Alternative francophone s’ouvre sur deux œuvres de l’artiste montréalais Stanley Février qui en donnent en quelque sorte le signal de dissonance : les deux images sont celles de moments de ruptures performées qui, par définition et conséquence, font allégorie en montrant autre chose que ce qu’elles disent, un après-coup, tout en permettant la fulgurance de ce qui est capté au présent. Le Musée des beaux-arts de Québec présente ainsi l’artiste et cette pièce qu’il vient d’acquérir cet été 20191 : Stanley Février est un artiste québécois multidisciplinaire établi à Montréal. Avec cette chair, il propose un moulage de son corps dans une pose singulière. Presque nu, à la fois fort et serein, il est aussi fragilisé et vulnérable. Sa posture oscille entre la narration d’un drame en train de se produire, la force d’un homme qui se relève et la cambrure d’un sujet martyrisé. Par l’effacement de la couleur de la peau, qui reprend la pâleur de la sculpture antique, cette chair bouscule les systèmes de valeurs qui stigmatisent et maltraitent cette chair, qui s’opposent à elle. Sans l’assujettir, Février présente cette enveloppe corporelle comme épousant un trait de la culture dominante, déplaçant la blancheur pour montrer qu’elle porte le poids de la normalisation. Rencontré le 28 mai 2019, à la veille de son départ pour plusieurs résidences d’artiste en Europe, Stanley Février revenait précisément sur ce qui pour lui « fait œuvre » : L’objet en soi n’est rien c’est ce que l’objet me permet de faire qui est œuvre, c’est ça qu’on ne voit pas et c’est ça qui n’est pas exposé, c’est ça, ce qui se 1 Voir le site web du Musée et la page consacrée à cette acquisition : [https://www.mnbaq.org/blogue/2019/07/15/nouvelle-sculpture-de-stanley-fevrier-en- cours-d-acquisition] Cette chair fait partie de la collection D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous? du musée : [https://www.mnbaq.org/exposition/d-ou-venons-nous-que-sommes-nous-ou-allons-nous- 1260] (pages consultées le 27 décembre 2019) Alternative Francophone vol. 2.6 (2020) : 1-10 http://ejournals.library.ualberta.ca/index.php/af 4 passe autour. Cette femme qui est venue pleurer qui a vu sa souffrance face à ce qu’elle regardait, c’était ça l’œuvre, de la prendre dans mes bras, la consoler, c’est tout, sans cet outil moi j’aurais pas pu […]. Pour moi d’un côté, l’œuvre commence avec les gens qui regardent et réagissent, le reste, ce qui est autour, ce sont des artefacts. L’œuvre est ce qui est activé, « agi », par les gens dans ce contexte. D’un autre côté, elle peut être le moment de l’expérience même. Par exemple, aujourd’hui quand je regarde ma sculpture [cette chair] qui est exposée2, je définis l’œuvre comme la reproduction de l’effet de l’action de tomber, du moment durant lequel moi- même je tombais. Cette expérience-là est l’œuvre, une performance finalement. […] Je regardais [la vidéo de] ce policier qui tue un Noir dans le dos dans un parc à New York. Je me suis mis dans la même posture que la victime qui tombe, recouvert de silicone dans la coquille de plâtre afin de reproduire cet effet-là et moi-même tomber. Et c’est cette expérience-là qui est l’œuvre. Agenouillé pendant près de deux heures, les mains levées comme ça [geste de Stanley Février], jusqu’à ce que je m’effondre et que je perde connaissance. Je me suis évanoui, c’était ça uploads/s3/ a-necessaria-discussao-antiracista 1 .pdf
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- Publié le Dec 14, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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